Le Blog de ...
Noureddine El Aoufi
Mort d’un professeur de l’âge d’or (06 Juin 2020)
C’est avec une profonde tristesse que j’apprends la mort survenue le 4 Juin 2020 de notre collègue le professeur Fouad Chajai que Dieu ait son âme. Toute sa carrière professionnelle, il l’a consacrée à ses enseignements et à ses travaux de recherche. Ses cours de terminologie économique en anglais, de problèmes structurels de développement, de relations économiques internationales, qu’il dispensait avec pédagogie, de façon à la fois magistrale et interactive, et non sans empathie et convivialité, ont contribué à la formation de plusieurs générations d’étudiants. Ma dette personnelle de reconnaissance envers lui est importante.
Je me souviens de lui intarissable sur son premier travail de recherche, un mémoire de diplôme d’études supérieures (DES) sur “L’aide financière d’obédience américaine et son impact sur le secteur public au Maroc” (1974) sous la direction du maître Abdelaziz Belal dont il était un assistant. Un travail qu’il accomplissait, des années durant, comme un sacerdoce, avec abnégation, oubli de soi, presque comme une obsession. Je me souviens d’un déjeuner chez lui Place Pietri auquel il m’avait convié en compagnie de A. Belal. Au menu : état d’avancement de sa recherche, ses hypothèses, ses articulations, ses hésitations, ses trous, ses blocages méthodologiques, ses doutes théoriques, mais aussi ses avancées, ses trouvailles, sa valeur ajoutée, ses ambitions.
Son mémoire de DES sur l’aide financière américaine, comme sa thèse de doctorat portant sur “La genèse de la dépendance économique du Maroc” (1985), ont une résonance significative eu égard aux problématiques structurelles que notre pays vient de remettre sur l’établi et de traiter à nouveaux frais. Faisant retour sur Ibn Khaldûn, il pensait l’Etat dans sa fonction irremplaçable d’ “animateur du développement”, une fonction historique, consubstantielle à la formation de l’Etat-Nation. Plongeant ses racines dans le Maroc pré capitaliste, ni le choc du Protectorat ni le coup de boutoir du néolibéralisme n’ont pu réussir à le défaire, loin s’en faut. Le Covid 19 vient de le remettre en vigueur dans ses fonctions souveraines, stratégiques et sociales.
En témoignage de reconnaissance, je souhaite que la Faculté qui a abrité, pendant plus de quarante ans, ses enseignements, ses recherches, ses encadrements, ses engagements, sa générosité, sa bonhomie, puisse publier l'ensemble de ses travaux pour les faire connaître au-delà du public académique.
Nous sommes à Dieu et à Lui nous retournons
Le Testament de Samir Amin : (3) Paupérisation (4 Novembre 2019)
L’accumulation du capital se déroule à l’échelle mondiale et, précise Samir Amin, elle se déploie dans un mouvement irréversible de polarisation. Le captage permanent de la richesse par le « centre » est à l’origine de la paupérisation structurelle, multidimensionnelle qui, au sein de la « périphérie », touche aussi, au-delà des populations défavorisées, les classes moyennes. Le fonctionnement de la « loi de la paupérisation » ne se limite pas aux « sous-systèmes nationaux », il est consubstantiel au « système mondial capitaliste ». Aucune transition n’est, de ce fait, possible, sous la dialectique polarisation/paupérisation. Toutes choses égales, aucun rattrapage n’est à espérer, comme semble le soutenir une approche évolutionniste. Le processus est même porté à des niveaux sans précédent par la mondialisation néolibérale qui ne fait, souligne Samir Amin, que renforcer les asymétries et creuser les inégalités entre nations et au sein des nations : « La forme actuelle de la mondialisation a peu à offrir à la grande majorité des peuples du Sud : profitable pour une minorité de personnes, elle exige, en contrepartie, la paupérisation des autres, en particulier des sociétés paysannes, qui rassemblent près de la moitié de l’humanité » (Le Monde diplomatique, Janvier 2007). Force est de souligner, aujourd’hui, la pertinence de la thèse de la paupérisation comme processus lié à la loi de l’accumulation/polarisation capitaliste. Voyons voir.
Des travaux récents mettent en évidence une corrélation entre mondialisation et recul de la pauvreté dans le monde depuis les années 1980 (Deaton, La Grande évasion. Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2016). Dans la même optique, selon un rapport de la Banque mondiale (2018) la pauvreté extrême (les personnes ayant un revenu inférieur à 1,90 dollar par jour) a enregistré une baisse significative dans toutes les régions du monde, même en Afrique subsaharienne, sur la période1981-2015. En valeur absolue, la population mondiale vivant dans l'extrême pauvreté a reculé de 1,34 milliard de personnes entre 1981 et aujourd'hui, passant de 1,98 milliard à 640 millions.
Parallèlement (Alvaredo, Chancel, Piketty, Saez, Zucman, Le Rapport sur les inégalités mondiales), les inégalités de revenu se sont fortement creusées dans le monde, depuis une quarantaine d’années, « à des rythmes différents » selon les régions, les hausses les plus élevées ayant été enregistrées par les pays qui se sont fortement libéralisés au cours des années 1990 (Etats-Unis, Russie, Chine). La part du revenu national allant aux 10% des contribuables les plus aisés est passée, entre 1980 et 2016, de 34% à 47% aux États-Unis et au Canada, de 21% à 46% en Russie, de 27% à 41% en Chine, de 33% à 37% en Europe. Elles sont restées stables au Moyen-Orient, en Afrique sub-saharienne et au Brésil, mais "à des niveaux très élevés". Les inégalités prennent plus de signification en comparaison centre/périphérie : les plus pauvres des États-Unis font partie des 30% les plus riches du monde.
Ce creusement des inégalités est dû, outre l’érosion des revenus les plus bas, aux fortes inégalités observées dans le domaine de l'éducation et à une fiscalité de moins en moins progressive.
Dans Le Capital (I, VII, XXV) et dans Salaires, prix et profits, Marx analyse la paupérisation comme un processus induit par le capitalisme industriel et distingue deux formes de paupérisation : la paupérisation absolue et la paupérisation relative. La première est liée à la loi d'accumulation du capital qui généralise la prolétarisation. La seconde se traduit par l’accroissement des inégalités et de la pauvreté. C’est cette dernière que la mondialisation tend à étendre aujourd’hui aux classes moyennes dont les fractions inférieures se trouvent propulsées dans « des conditions d’existence tout à fait précaires et honteusement inférieures au niveau normal de la classe ouvrière » (Marx). Ces conditions d’existence sont à l’origine de tensions dont l’enjeu est la création de la valeur (emploi) et sa répartition et s’expriment dans des mouvements d’émancipation d’un type nouveau. Encore une fois « fidélité à Marx », mais encore une fois « fidélité infidèle ».
Le Testament de Samir Amin : (2) Accumulation (21 Octobre 2019)
L’accumulation est un concept générique qui trouve sa définition la plus rigoureuse dans le Capital de Marx. Il a été, par la suite, repris, réinterprété et développé dans plusieurs travaux fondateurs de la « théorie de l’impérialisme », celle-ci ne pouvant se lire qu’en creux dans le Capital. Dans la lignée de Marx, les deux développements les plus pertinents sont, incontestablement, ceux de R. Luxemburg et de V. Lénine.
Sans sous-estimer l’importance de la production de la plus-value, et partant le rôle de l’exploitation de la force de travail, dans l’accumulation du capital et sa « reproduction élargie », Rosa Luxembourg (L’accumulation du Capital. Contribution à l’explication économique de l’impérialisme, 1913, in Œuvres, « Petite collection Maspero », Paris, 1969), semble privilégier, au niveau de son appréhension du fait impérialiste, la modalité liée à la « circulation des marchandises » à l’échelle internationale entre pays capitalistes et pays non capitalistes, ces derniers étant, de ce fait, soumis à l’exploitation dans le cadre de l’échange inégal qui se réalise à travers le marché. L’impérialisme qui prend la forme historique de colonisation au XIXè siècle est, dès lors, défini par R. Luxemburg comme une extension géographique de l’échange marchand en vue de surmonter les crises du capitalisme en général et de contrecarrer la baisse tendancielle du taux de profit en particulier, baisse liée à la non « réalisation » totale de la plus-value. En d’autres termes, la difficulté de « transformer » la marchandise en argent par la vente au sein des pays capitalistes incite à trouver des débouchés dans les pays qui ne sont pas encore soumis aux rapports capitalistes.
En revanche, pour Lénine (L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916, Editions du Progrès, Moscou, 1969), l’impérialisme se fonde davantage sur l’extorsion de la « plus-value absolue » au sein des pays colonisés dans le but d’enrayer la « baisse tendancielle du taux de profit », baisse que Marx considère comme une loi consubstantielle au procès du capital. Dans cette optique, le dépassement des crises du capitalisme passe moins par l’extension du rapport marchand, ou de la sphère de circulation des marchandises vers les pays pré-capitalistes, que par la création au sein de ces derniers du rapport salarial qui se déroule dans la « sphère productive ». Le capital financier (articulation du capital bancaire et du capital industriel) est, selon Lénine, un marqueur de « l’impérialisme » défini comme « stade suprême du capitalisme ».
Impérialisme marchand d’un côté (Luxemburg), impérialisme de type productif de l’autre (Lénine). Les deux formes sont organiquement liées et se conjuguent pour former le mouvement d’ensemble de l’accumulation du capital. Loin de s’opposer sur cette question, Rosa Luxemburg et Lénine sont sur la même longueur d’onde.
« Fidélité infidèle » et/ou « infidélité fidèle » par rapport à Marx, l’intuition de Samir Amin prolonge la théorie marxienne de l’accumulation du capital en l’augmentant d’une hypothèse déduite théoriquement et induite historiquement. Le capitalisme, écrit S. Amin (« Le capitalisme sénile », Actuel Marx, N° 33, 2003/1), « n’est pas seulement un mode de production, il est également un système mondial fondé sur la domination générale de ce mode ». Le caractère mondial (ou global selon une terminologie anglo-saxonne) est intrinsèque au capitalisme, il est constitutif de son origine et coextensif de ses trajectoires historiques. La théorie du capitalisme comme « mode de production » et de « reproduction » dont Marx a indiqué les invariants et dont il a décelé la logique substantielle, se trouve redéfinie en termes de « théorie de l’impérialisme » chez Samir Amin : « J’ai qualifié le capitalisme (…) de système impérialiste par nature, ou encore écrit que l’impérialisme constituait « la phase permanente » du capitalisme » (Ibid.). L’accumulation du capital se déploie à l’échelle mondiale dans un rapport asymétrique qui està la fois rapport d’exploitation et rapport de domination. C’est sous ce double rapport inégal que le « Centre » (pays développés) tend à maintenir la « Périphérie » (pays sous-développés) dans un état dépendance structurelle et inter-temporelle. Selon Samir Amin, l’impérialisme est inscrit dans l’ADN du capitalisme. Les processus à l’œuvre aujourd’hui ne font que valider, volens nolens, cette « infidélité fidèle » à Marx : plus qu’un « stade suprême » du capitalisme, l’impérialisme est sa forme permanente, la mondialisation la condition de son existence, l’échelle irréductible de sa réalisation.
Le Testament de Samir Amin : (1) Fidélité infidèle (1 Juillet 2019)
Samir Amin disait qu’il relisait Marx tous les 20 ans. Sa dernière relecture, il l’a faite à l’âge de 80 ans en 2001. Ses travaux théoriques, comme ses engagements politiques, procèdent directement de Marx, sans médiations. Dès lors, penser avec Samir Amin c’est en quelque sorte penser avec Marx. Mais lorsque Samir Amin relit Marx, c’est pour penser le capitalisme et ses transformations à l’échelle mondiale à partir de Marx. Par conséquent, penser avec Samir Amin implique de penser à partir de sa théorie générale de l’accumulation à l’échelle mondiale et de son corollaire le développement inégal, ses deux maîtres ouvrages et, en dernière instance, penser à partir de Marx.
Dans Spectres de Marx (Galilée, 1993), Jacques Derrida préconise un mode de gestion de l’héritage laissé par Marx : être « fidèle dans son infidélité » et « infidèle dans sa fidélité ». « Etre infidèle par esprit de fidélité ». C’est cette « fidélité infidèle » ou cette « infidélité fidèle » qui définit l’usage que faisait Samir Amin des textes de Marx. Dès lors la première leçon à retenir de l’héritage de Samir Amin est de nature méthodologique : appliquer à ses travaux théoriques une démarche à la fois compréhensive, réflexive, critique.
Je propose de décliner le « testament » théorique et pratique que l’on pourrait inférer de l’œuvre de Samir Amin autour des concepts suivants : accumulation, paupérisation, émancipation, déconnexion, souveraineté. Fondé essentiellement sur la captation de la valeur des pays de la périphérie vers les pays du centre, le processus d’accumulation capitaliste à l’échelle mondiale est à l’origine d’un phénomène de paupérisation absolue et relative qui frappe les catégories les plus défavorisées notamment au sein de la périphérie. Devenant extrême dans la phase néolibérale du capitalisme et s’accompagnant d’un accroissement sans précédent de inégalités, la paupérisation crée les conditions objectives et subjectives d’un projet populaire d’émancipation à l’échelle mondiale. Ce projet implique la réunion de deux conditions : au niveau interne, par une construction positive d’une stratégie de développement souverain centré sur « une loi de la valeur à base nationale et au contenu populaire, indépendant », d’une part. Au niveau externe, par un choix stratégique de déconnexion qui signifie « le refus de soumettre la stratégie nationale de développement aux impératifs de la mondialisation » (La Déconnexion, La Découverte, 1986, p. 108), de l’autre.
Les travaux de Samir Amin articulent deux dimensions indissociables, inextricables : une première dimension positive, analytique et critique que l’on trouve dans ses travaux académiques, notamment L’Accumulation à l’échelle mondiale(Institut fondamental d’Afrique noire, Dakar/Anthropos, Paris, 1970), Le Développement inégal (Minuit, Paris, 1973)et La Déconnexion. Une seconde dimension normative définissant une économie de la praxis politique ayant pour visée la transformation des rapports centre/périphérie et l’émancipation des pays en voie de développement.
Les dualités du développement : (5) Infrastructures physiques versus humaines (03 Juin 2019).
Le Maroc s’est engagé, notamment depuis le nouveau règne, dans une stratégie volontariste d’investissements massifs dans les infrastructures : (i) réalisation du port de Tanger Med lancé en 2007 (78 milliards de dirhams d’investissement public et privé) ; (ii) développement du réseau routier (57 334 km) et autoroutier (1 800 km), des voies de chemin de fer dont, cerise sur le gâteau, la Ligne à Grande Vitesse (investissement initial de 20 milliards de dirhams) ; (iii) un réseau portuaire dense (38 ports, dont 13 pour le commerce extérieur) appelé à être « renforcé et modernisé » dans le cadre de la stratégie portuaire nationale 2030 (plus de 6 milliards de dirhams d’investissements sur la période 2017-2021) ; (iv) last but not least, les énergies renouvelables, avec le chantier de la centrale solaire Noor considéré comme le plus grand complexe énergétique solaire au niveau mondial (plus de 3 000 hectares, quatre centrales solaires multi-technologiques Noor, une plateforme de R&D couvrant plus de 150 hectares, d’une capacité totale de 582 mégawatts, avec un investissement total de 24 milliards de dirhams). La vision nationale en matière d’énergies renouvelables vise à atteindre l’objectif de 42 % de mix énergétique d’origine renouvelable avant 2020 et 52 % en 2030. Selon le rapport de World Economic Forum sur la compétitivité dans le monde (2015), le Maroc est classé, sur 144 pays, 1er en Afrique du Nord, 3ème en Afrique et 6ème dans le monde arabe en termes de qualité des infrastructures.
Théoriquement, le concept d'infrastructure renvoie au capital physique que mesure la FBCF et qui se trouve à la base de l’activité productive et de services (moyens de transports et de communication, production et distribution d'énergie, irrigation, traitement et distribution de l'eau potable, assainissement des eaux usées, traitement des déchets, etc.). Les infrastructures s’étendent aux services sociaux dans les domaines de l’éducation et de la santé (écoles hôpitaux) et contribuent ainsi, de façon significative, au développement humain. Trois propriétés définissent les infrastructures : d’abord, elles forment un « bien collectif » au sens de Paul Samuelson (« The Pure Theory of Public Expenditure », The Review of Economics and Statistics, 36, N° 4, 1954) et de Richard Musgrave (The Theory of Public Finance, McGraw-Hill, 1959) reposant sur les principes de non rivalité (l’utilisation par un agent ne réduit pas la quantité disponible pour les autres agents) et de non exclusion (aucun agent ne peut être exclu de l’usage du bien ou du service).
Je ne partage pas le point de vue de ceux qui considèrent que, en privilégiant l’investissement dans les infrastructures, le Maroc n’a pas fait le bon choix. Un point de vue qui se fonde sur l’argument que certains types d’infrastructures (Autoroutes, TGV) sont trop coûteux, parce que lourdement capitalistiques, eu égard, à la fois, aux capacités limités d’investissement public et privé et à l’ampleur des besoins essentiels des populations dont la satisfaction doit constituer la priorité des priorités dans les choix stratégiques de l’Etat (éducation, santé, logement, sécurité alimentaire, protection sociale). Le TGV serait, dans cette optique, un pur luxe, une sorte de cathédrale dans le désert.
Si l’on se référer à la théorie classique du développement et en particulier à l’ouvrage fondateur de A. Hirschman (Strategy of Economic Development, New Haven, Yale University Press,1958), les infrastructures constituent une activité de production en amont de l’activité économique dans son ensemble, une activité performative des autres activités de production et de services. L’effet performatif des infrastructures se traduit par une hausse de la productivité des autres facteurs de production et par une baisse des coûts de production. Le déficit structurel en infrastructures des pays en voie de développement pèse sur leur potentiel de développement national et sur leur compétitivité-prix au niveau international. Dans son ouvrage sur l’Investissement au Maroc 1912-1964 (Editions Mouton, Paris, 1968), Abdelaziz Belal a mis l’accent sur l’effet multiplicateur des infrastructures, notamment lorsqu’elles englobent ce que Hansen (1965) appelle les « infrastructures sociales » dont la finalité est de renforcer les capacités humaines et d’accroître le potentiel du capital humain. C’est cette jonction entre l’économique et le social, entre le matériel et l’immatériel, le physique et l’institutionnel qui, en l’occurrence dans le nouveau modèle de développement national, doit fonder le choix des investissements en matière d’infrastructures. Il convient de voir dans les revendications strictement sociales qui se sont exprimées ces deux dernières années (à Al Houceima et Jerada, notamment) l’indice d’un impact limité et inégal en termes d’inclusion sociale et territoriale, des choix d’investissement dans notre pays. L’effet inclusif des « infrastructures physiques » implique, dès lors, d’infléchir la trajectoire des investissements en intégrant les « infrastructures humaines » comme composante primordiale dans le nouveau modèle de développement national. Ce sont les deux logiques qui font la légitimité de l’Etat, les « deux mains » dont parle Pierre Bourdieu (Sur l'Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), Seuil, Paris, 2012), indissociables, indispensables pour « faire société » : une « main droite » régalienne et économique, et une « main gauche » sociale et humaine.
Classes moyennes et développement : (3) Au secours, la lutte des classes revient ! (13 Mai 2019).
Les tensions sociales auxquelles on vient d’assister au Maroc (Hirak du Rif, Hirak de Jerada, etc.) sont l’expression explicite d’un sentiment général que les inégalités sociales, et aussi territoriales, sont devenues insoutenables. Le clivage que traduisent les slogans arborés par les « nouveaux mouvements sociaux » (partage équitable des richesses, justice sociale, dignité humaine), met en rapport dans un corps à corps irréductible les « masses » ou le « peuple » d’un côté et la classe dirigeante ou « l’élite » de l’autre. Deux ensembles flous, aux contours aléatoires, au sein duquel les classes tendent à se fondre, à se confondre. D’aucuns considèrent qu’il s’agit d’un fait sociologique massif tendant à disqualifier de façon irréversible la thèse marxiste de l’antagonisme radical entre la classe ouvrière ou le prolétariat et la classe capitaliste ou la bourgeoisie, antagonisme autour du quel se déterminent, objectivement et subjectivement, toutes les autres classes et fractions de classes, notamment les classes moyennes. Les métamorphoses du capitalisme et de la société salariale auraient ainsi brouillé les classes et, par conséquent, les places que les individus occupent dans le système économique et social. L’« Adieu au prolétariat » (André Gorz, 1980) correspond à la fin du fordisme, et la lutte des classes qui oppose le travail au capital a fini par céder le pas à la lutte des places, à la compétition des compétences, à la sélection des plans de carrières dans un darwinisme professionnel sans merci que la mondialisation libérale a imposé comme norme professionnelle et sociale. L’Homme unidimensionnel, décrit par Marcuse (1964), est un individu sans appartenance de classe, déployant son agir dans une société anomique. Bref, la mondialisation libérale a deux côtés. Côté jardin : l’élite composée d’« hommes capables » (au sens de Paul Ricoeur) qui contribuent à sa reproduction (au sens de Bourdieu 1970). Côté cour : la « multitude » (ou le peuple) faite de subjectivités portées par le conatus (Spinoza), c’est-à-dire par la persévérance dans l’être ou la lutte pour la survie. Pour la « multitude », la seule issue qui reste est ce que Gilles Deleuze et Félix Gattari (Mille Plateaux, 1980) appellent les « lignes de fuite » qui « ne définissent pas un avenir mais un devenir », un « processus incontrôlable » où « la destination est inconnue, imprévisible ». Où l’« on est devenu soi-même imperceptible et clandestin dans un voyage immobile » et où plus personne ne peut rien pour personne.Cette ligne de fuite est aussi une « ligne d’émancipation, de libération ». Et c’est sur une telle ligne que par sa subjectivité singulière, l’individu « peut enfin se sentir vivre, se sentir libre » au sein de la multitude.
Mais l’antagonisme multitude/élite n’est, en dernière instance, qu’un antagonisme autour de la création de la valeur (droit au travail, à la production de la richesse nationale), d’une part, et de la répartition de la valeur (droit à un revenu, partage équitable de la richesse produite) d’autre part. En d’autres termes, l’antagonisme capital/travail, que Marx a mis en évidence dans le Capital, est un antagonisme primordial, consubstantiel au capitalisme, quelque soient les formes qu’il peut prendre, et quelque soient les configurations sociales dans les quelles s’inscrit la création de valeur ou l’accumulation des richesses. Une telle analyse n’est pas propre au marxisme : on trouve chez Keynes des intuitions que les travaux de Michael Kalecki vont formaliser, au plan macroéconomique, sur l’hypothèse que le partage de la valeur est déterminé par le conflit entre les capitalistes d’une part et les salariés de l’autre et qu’il dépend du rapport de pouvoir des uns face aux autres. Le creusement des inégalités au Maroc, le basculement des fractions inférieures des classes moyennes dans la pauvreté, la vulnérabilité et la précarité met dans un face à face les « gros » et le « peuple ». Les nouvelles luttes sociales unissent au sein de l’ensemble « peuple », les catégories défavorisées, déshérités, précarisées, vulnérabilisées, prolétarisées et déclassées. Mais, in fine, c’est la lutte des classes qui en est le mouvement et la résolution, dit Marx. La lutte des classes est de retour ? C’est la cupidité des riches qui tend à la soutenir, à la raviver et à l’exacerber au-delà de ses périmètres historiques.
Classes moyennes et développement : (2) La courbe de Gatsby (22 Avril 2019).
Ce qui semble plomber, aujourd’hui, le développement au Maroc, ce sont les inégalités qui, à considérer la montée des tensions sociales, auraient franchi le seuil du soutenable. Les efforts d’investissements entrepris par l’Etat depuis le début du siècle contribuent, certes, à l’accumulation de richesse, mais celle-ci est répartie de façon très inégale. Il ne s’agit pas d’une simple perception, d’un biais psychologique amplifiant les disparités sociales, mais bel et bien d’un fait objectif, massif, systémique. L’hypothèse que les inégalités sont, du point de vue du développement, incapacitantes s’appuie sur le fait qu’elles sont à la fois « formelles », c’est-à-dire appréhendées dans leur dimension monétaire, en termes de distribution du revenu, et « réelles » dans la mesure où elles prennent racine dansdans les domaines de l’éducation, de la santé, du logement, de l’emploi (El Aoufi et Hanchane, Les inégalités réelles. Une introduction, Editions Economie critique, Rabat, 2017, téléchargeable sur le site web www.ledmaroc.ma). Combinées, toutes ces dimensions, formelles et réelles, monétaires et physiques, vécues et perçues, déterminent une configuration complexe des inégalités qu’il convient d’appréhender comme un « fait total ». D’où son impact puissant, bien que subliminal, sur le processus du développement. Décrivant la relation entre le niveau de développement d'un pays (mesuré en Pib/hab) et son niveau d'inégalité, la courbe de Kuznets montre que, dans les premiers stades du développement, lorsque l'investissement dans le capital infrastructurel et dans le capital naturel est le principal mécanisme de croissance, les inégalités sont plutôt favorables à la dynamique économique (S et I). Ce phénomène, appelé « malédiction de Kuznets », trouve, aujourd’hui, un prolongement dans la « théorie du ruissellement » (revendiquée et promue par le FMI et la Banque mondiale dans les années 1990), selon la quelle la richesse des uns est susceptible de réduire la pauvreté des autres, comme par un « effet splash ». En revanche, dans les pays développés, le capital humain prend la place du capital physique comme facteur de croissance et, en limitant la part du capital humain (éducation et formation), les inégalités deviennent défavorables à la croissance.
Les inégalités réelles produisent un double effet (Sen, L’idée de justice,) : le premier est lié aux capacités, c’est-à-dire aux dotations en « biens premiers » ou « biens communs » que sont l’éducation, la santé, le logement et l’emploi (équité, égalité des chances, égalité d’accès). Le second effet a trait aux accomplissements ou aux fonctionnements (justice, égalité de résultats). Ce double effet affecte les conditions initiales des populations défavorisées en les maintenant dans une « dépendance d’état » durable. A ce double effet objectif, s’ajoute pour les classes moyennes, un autre effet d’ordre subjectif et non moins pénalisant du point de vue du développement : le déclassement de position se traduisant par un dévissage intergénérationnel. Il existe, en effet, une corrélation, établie par Alan Krueger (« The Rise and Consequences of Inequality in the United States », 2012), entre les inégalités et la mobilité sociale. Plus les inégalités sont fortes, plus se creuse l’écart intergénérationnel (moins les enfants ont de chances d'être plus riches que leurs pères). L’hypothèse est représentée par une courbe appelée la courbe de Gatsby (Great Gatsby Curve), en référence à Gatsby le magnifique, le célèbre roman de Francis Scott Fitzgerald publié en 1925.
Source : Miles Corak (2013), « Income Inequality, Equality of Opportunity, and Intergenerational Mobility », Journal of Economic Perspectives, 27 (3).
Au Maroc, l’indice de Gini étant très élevé (graphique ci-dessous), l’élasticité intergénérationnelle des revenus ne peut qu’être renforcée par le taux de chômage élevé des jeunes diplômés âgés de 15 à 24 ans (plus de 26% et près de 43% en milieu urbain, fin 2017 selon le HCP).
Au total, l’érosion des classes moyennes au Maroc a partie liée avec les inégalités réelles qui ne font que se creuser et dont le chômage des jeunes diplômés constitue le marqueur déterminant. Cette relation entre chômage, inégalité, développement s’inscrit dans une « structure autoréférentielle » (Jean-Pierre Dupuy, Ordre et désordres, Seuil, 1982) où la dynamique est introvertie, produite par le processus d’ensemble. Dès lors, relancer l’ascenseur social qui est en panne suppose une remise en selle des classes moyennes, ce qui, en l’occurrence, implique les quelques préconisations suivantes : (i) investir massivement (offre et qualité) dans l’éducation et les services publics ; (ii) rétablir le principe de redistribution en instituant une fiscalité favorable aux classes moyennes ; (iii) favoriser la mobilité verticale dans le sens de l’ascension sociale ; (iv) ouvrir le club fermé des élites et briser l’endogamie de classe synonyme d’entropie sociale. Et symptôme, qui ne trompe pas, de retour de la lutte des classes, objet du prochain blog.
Source : Oxfam, Enquête sur la perception des inégalités, 2017)
Classes moyennes et développement : (1) On achève bien les classes moyennes (8 Avril 2019).
C’est dans la littérature marxiste (de Karl Marx à Nicos Poulantzas) qu’on trouve une conceptualisation des classes moyennes où celles-ci sont définies en termes à la fois économiques (revenu, patrimoine), socioculturels (niveau d’éducation, diplômes, rôle dans l’hégémonie culturelle), professionnels (administration, professions libérales, intellectuelles) et politico-idéologiques (conscience et position de classe, propension au changement).On a tendance aujourd’hui à ne retenir que le critère revenu (Haut-Commissariat au Plan), qui est, en l’occurrence, un proxy insuffisant.
L’analyse met en évidence l’existence de sous-classes ou de fractions de classes au sein des classes moyennes : les fractions supérieures plus ou moins proches des classes supérieures ou de ce qu’on appelle aujourd’hui l’élite d’une part, les fractions inférieures qui se trouvent aux frontières, des frontières fort perméables, des catégories défavorisées ou pauvres de la population d’autre part, et entre les deux extrémités oscille une fraction intermédiaire. On assiste de nos jours à un déclassement du haut vers le bas, avec une tendance au basculement des fractions inférieures dans la pauvreté, donnant l’image d’un sablier.
Au Maroc, on a tenté dans les années 1970 de promouvoir la classe moyenne par la loi relative à la marocanisation (1973) et, à travers l’émergence d’une catégorie d’entrepreneurs, de donner une impulsion au « capitalisme marocain » (El Aoufi, La marocanisation, Editions Toubkal, 1990). Cette politique fut contrebalancée, d’abord, par la mise en œuvre du Plan d’ajustement structurel (1983) dont les effets néfastes frappent de plein fouet les classes moyennes (compression drastique des recrutements dans la fonction publique, gel des salaires, réduction des dépenses publiques à caractère social, notamment en matière d’éducation, de santé et de logement). Au cours des années 1990, ensuite, l’application, à pas de charge et sous la houlette du FMI et de la Banque mondiale, de réformes libérales (privatisations, déréglementation, mise à niveau, ouverture internationale) n’a pas manqué d’entraîner la classe moyenne en général et les fractions inférieures en particulier dans une spirale régressive où, à l’instar des catégories pauvres de la population, elles sont confrontées à la précarité, la vulnérabilité et l’exclusion (rapport du Cinquantenaire sur le développement humain, 2006). Enfin, sous les deux derniers gouvernements, on assiste à une « descente aux enfers » des classes moyennes sous l’effet conjugué de politiques néolibérales restrictives en matière d’offre de services publics et de qualité des prestations. Le budget des ménages moyens se trouve ainsi écrasé par le coût élevé de l’offre privée de l’éducation et de la santé. On peut évoquer aussi l’effet chômage, le quel, en frappant davantage les jeunes et les femmes, pèse sur le budget des ménages moyens. Le coup de grâce fut donné par l’abolition des subventions relatives aux hydrocarbures.
Le monde rural connaît la même configuration : gros propriétaires terriens et/ou grands exploitants agricoles d’un côté, paysans pauvres et/ou sans terre de l’autre. Force est de constater que cette asymétrie structurelle n’a fait que s’accentuer depuis la mise en œuvre du Plan Maroc vert (voir Discours Royal). Dédié à la promotion de l’agriculture solidaire par agrégation des petites exploitations afin de les rendre viables et de donner ainsi aux petits paysans l’opportunité de tirer profit de leur insertion dans les chaînes de valeur à la fois nationales et internationales, le Pilier 2 s’est traduit, dans la réalité, en soutien de la grande exploitation capitaliste, cette dernière tirant profit de l’inégalité des termes de l’échange imposée, en l’absence d’intervention de l’Etat, par les marchés aux modes de production communautaires et coopératifs. Le Discours royal invite à à recentrer le Plan Maroc vert sur un Pilier 3 que vont supporter les classes moyennes. Il importe de rappeler que la création d’une classe tampon entre les gros propriétaires et exploitants et les paysans pauvres et sans terre fut un des objectifs de la marocanisation de 1973 dans son volet rural. C’est dans cette perspective qu’il convient de reconfigurer le modèle de développement eu égard à ses fondements mêmes. Le développement économique est indissociable du progrès social et de l’inclusion. Le rôle des classes moyennes est, à cet égard, déterminant dans la mise en place d’un type de développement qui combine efficacité et équité, production et connaissance, productivité et innovation.
L’Economiste et l’Architecte (4 Février 2019).
Les échanges entre l’économie et les sciences sociales et humaines ont toujours existé et n’ont jamais cessé : les transactions portent sur les concepts, les théories, les méthodes. L’échange est inégal : l’économie emprunte plus qu’elle ne prête, et les bailleurs vont au-delà des sciences humaines et sociales. Les concepts d’irréversibilité, d’indétermination, de régulation, d’auto-organisation lui viennent de la physique quantique.
Avec l’architecture le rapport d’échange est différent, c’est l’économie qui met à sa disposition ses concepts et ses théories et, en retour, l’architecture offre à l’économie la représentation, la forme dans laquelle s’inscrit l’acte et l’activité économiques.
Marx compare le travail de l’Architecte à celui de l’Abeille : « Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur" (Karl Marx, Le Capital, 1867, Editions Sociales, 1950).
Tiré par la transition écologique, le nouveau paradigme du développement (en gestation) articule deux variantes complémentaires qui sont susceptibles d’infléchir la trajectoire de l’architecture contemporaine dans une perspective où celle-ci est sommée de mettre en mouvement son imagination afin de donner à la nature une forme utile à la vie, et au monde une forme plus conviviale, au sens de Yvan Illich (La Convivialité, Seuil, 1973), pour les humains. Ces variantes sont l’économie verte au cœur du développement durable, et l’économie circulaire fondée sur l’écologie industrielle et le recyclage des matériaux.
C’est dans cette perspective que, de mon point de vue, s’inscrit l’ouvrage Villes paysages du Maroc (Editions La Découverte, 2017) de Mounia Bennani. L’auteur « augmente » l’architecture par le paysage et réinvente l’avenir des villes marocaines en puisant dans l’histoire de l’architecture au Maroc : les jardins traditionnels, et dans leur prolongement les parcs publics contemporains réalisés sous le Protectorat français. L’art du jardin est le fondement de la création des villes modernes marocaines. Une création qui procède d’une vision stratégique de l’urbanisation du pays et d’une politique de la « ville nouvelle », cette dernière étant imaginée sur la base d’un certain nombre de paramètres qui, de concert, ont imprimé à chaque ville (Rabat, Salé, Fès, Meknès, Marrakech, Casablanca) son identité propre, distincte des autres, une identité qui perdure et résiste à l’usure du temps, ainsi qu’aux multiples métamorphoses et violences liées à la pression démographique : le socle géographique, le patrimoine naturel, la topographie, les vues sur l’océan, les monuments, mais aussi et surtout les jardins. Ce sont ses configurations vertes, ses jardins traditionnels, ses parcs modernes qui font de Rabat, créée en 2012, une ville-paysage par excellence et un « patrimoine mondial » (Unesco) depuis 2012.
Je retiens de l’analyse de Mounia Bennani l’hypothèse de la ville-paysage comme ville conviviale permettant, à la fois, de satisfaire à l’impératif de durabilité et de renouer avec l’horizontalité de l’habitat humain qui est une condition de l’horizontalité du rapport social. Mais, il y a plus dans le concept de ville-paysage : les jardins traditionnels (réhabilités et restaurés comme le fut le mythique Jnan Sbil à Fès) sont une condition de retour de l’homme public à l’espace public, une base d’exercice de l’hétéronomie sociale et de réapprentissage du vivre-ensemble. Bref, une ville-paysage pour atténuer demain le « monopole radical » (Illich, Energie et équité, Seuil, 1973) de l’improbable et non moins conquérante « ville intelligente ».
Ce que construire veut dire (2) (10 Décembre 2018).
Je suggère maintenant de préciser « ce que construire veut dire » eu égard au modèle de développement inclusif. Dans cette perspective, je vais mobiliser le concept d’« habitat humain » dans la mesure où il incorpore l’exigence du « vivre ensemble ».
J’ai évoqué plus haut le Rapport du Cinquantenaire, c’est sur la base de son diagnostic et de ses conclusions que l’INDH (2006) a été élaborée pour réduire les pénuries humaines (précarité, vulnérabilité), renforcer les capacités (formation) et favoriser l’inclusion économique et sociale (activités génératrices de revenus).
Force est de constater que les indicateurs du développement humain affichés par le Maroc sont loin d’être satisfaisants en comparaison internationale. C’est ce constat qui est, en dernière instance, un constat d’échec du modèle de développement à l’œuvre qui a donné lieu depuis plus d’une année à un débat national sur le « nouveau modèle de développement ».
Il y a aujourd’hui un consensus sur ce que j’appellerai les invariants du développement : développement des infrastructures (grands chantiers, stratégies sectorielles, croissance, compétitivité), qualité des institutions (bonne gouvernance, planification stratégique), richesse immatérielle (capital social, histoire, culture, patrimoine, etc.), développement cognitif et digital (rôle de la recherche/développement et de l’innovation, intelligence artificielle, Big Data, Blockchain), développement humain (Indh) et durable (transition énergétique), développement inclusif (services sociaux, protection sociale).
C’est sur les invariantsrelatifs àl’inclusionen particulierque le déficit est le plus lourd et que les limites du modèle de développement sont le plus manifestes. Le développement inclusif implique, en effet, que toutes les catégories de la population contribuent à la création de la richesse, bénéficient de façon équitable de la distribution du revenu national et participent à la prise de décision.
Dans le rapport « La croissance inclusive et le développement » (Janvier 2017) publié en marge du Forum de Davos, le Maroc fait partie des économies à revenu faible et/ou moyen qui ne parviennent pas à enregistrer des résultats significatifs, en dépit des actions menées en matière d’élargissement de la participation sociale et d’insertion des couches marginalisées dans le processus du développement (INDH, etc.). C’est ce dont témoigne le classement du pays en termes de développement inclusif : 45ème sur 78 pays en développement (avec un score de 3,89 points, soit une amélioration de 0,66% au cours des cinq dernières années), 25ème en matière d’équité intergénérationnelle, 40ème en termes de revenu moyen et pauvreté. Les progrès réalisés concernent deux domaines : le développement durable et les Objectifs du Millénaire, en particulier la lutte contre la vulnérabilité. En effet le rapport souligne que le Maroc a enregistré une baisse significative en termes d’intensité carbone par rapport au PIB (progression de 21%) et le recul de 10,2% de la pauvreté durant les cinq dernières années.
Je voudrai dans un dernier point mettre la focale sur l’inclusion par l’habitat humain, car c’est là que le principe de vivre ensemble prend pleinement son sens.
Le concept d’habitat humain a été défini lors de la première Conférence des Nations unies sur les Etablissements humains (Habitat 1, Vancouver, Canada, 1976)qui a mis l’accent sur la problématique des villes et les conséquences de l’urbanisation. Objectifs: susciter un engagement politique pour le développement urbain durable, combattre la pauvreté, identifier et traiter les nouveaux défis émergents, dont les conséquences de l’urbanisation rapide, développer des établissements humains durables, en particulier dans les pays en développement.
La deuxième Conférence (Habitat 2, Istanbul, 1996) a porté sur la perspective du « développement durable des établissements humains » avec un Plan d'action mondial pour un « logement décent pour tous ».
Mettant en évidence l’importance de la co-construction impliquant la société civile, la troisième Conférence (Habitat 3, Quito en Equateur, 2016) entend redynamiser l’engagement mondial en faveur du développement urbain durable par la mise en œuvre d'un « Nouveau programme pour les villes » fondé sur la planification et la gestion des villes et des villages dans un contexte de transition écologique.
Ce que construire veut dire renvoie à ces trois perspectives de l’Agenda mondial : planification stratégique des nouvelles configurations des villes, instauration du logement décent comme norme sociétale, implication des parties prenantes dans l’acte de construction ou co construction.
L’établissement humain désigne le mode d'occupation de l'espace à des fins de logement (maison, appartement, etc.) et de vivre-ensemble. Il offre différents niveaux de services qui lui sont liés : espace vert, commerces de proximité, transports en commun, services publiques, bibliothèques, aires de jeux, terrains de sport, etc. Il se traduit par des configurations architecturales qui dépendent de contraintes physiques (nature du terrain, conditions climatiques, etc.), économiques (macro et micro), sociales (catégories sociales, niveaux de revenus), culturelles (religion, famille, habitus) et esthétiques.
Je propose une typologie très schématique des établissements humains permettant de définir, outre une politique générique se déclinant au niveau national, des plans d’action dédiés à des catégories spécifiques de la population.
(i) L’établissement humain de type maison traditionnelle est dédié aux catégories défavorisées. L’engagement social de l’Etat est ici primordial et la stratégie « villes sans bidonvilles » est appelée à monter en échelle et en régime compte tenu du caractère inertiel du phénomène lié à l’écart grandissant entre l’offre et la demande. Phénomène analysé de façon pertinente dans les travaux de Françoise Navez-Bouchanine (Habiter la ville marocaine, L’Harmattan, 2000). La « maison marocaine », espace horizontal, introvertie, pourrait constituer, dans le rural et le suburbain, un modèle d’habitat humain traditionnel rénové, où la Médina réhabilitéeforme un design architectural approprié favorisant la reproduction des valeurs de communauté, d'entraide, de respect du voisin, de vivre-ensemble.
Je viens de relire le livre de Hassan Fathy Construire avec le peuple (Actes Sud, Paris, 1999). Voici comment il parle de son expérience : « Comment pouvons-nous aller de l'architecte-constructeur de système vers le système architecte auto-constructeur ? (…) Nous devons soumettre la technologie et la science à l'économie des pauvres et des sans argent. Nous devons ajouter le facteur esthétique. » (Hassan Fathy, Discours d'acceptation du prix Nobel alternatif, le 9 décembre 1982). Ce que montre H. Fathy c’est que l’économie des établissements humains modestes ne saurait en aucun cas justifier une structure architecturale sans qualités, un design dépourvu de toute valeur esthétique ni d’empreinte culturelle. Toutefois, en raison de son horizontalité, ce type d’établissement humain n’est pas sans poser maints problèmes dont celui de l’offre de terrains à bâtir.
(ii) De par sa verticalité, l’établissement humain de type immeuble répond mieux à la demande particulière émanant des classes moyennes et correspond aux multiples désirs de ville (Naciri, 2018) qu’elles traduisent. Ces classes connaissent une érosion depuis plusieurs années, voire un déclassement comme en témoigne le pourcentage des ménages appartenant aux couches inférieurs des classes moyennes qui se portent sur l’habitat social. L’immeuble ou l’habitat vertical, dont le modèle est représenté aujourd’hui par la ville de Dubaï à la fois moderne, cosmopolite et mondialisée, est en phase avec les tendances à l’individuation des classes moyennes, notamment les franges supérieures. L’engagement de l’Etat sur ce segment est requis en raison de l’importance des fonctions économique, sociale, civique et culturelle que les classes moyennes tiennent dans l’économie et la société (réduction des inégalités, participation politique, créativité culturelle, etc.).
(iii) Enfin, l’établissement humain de type villa pour les catégories plus ou moins aisées. Je n’en dirai pas plus, ces catégories savent mieux que quiconque « ce que construire veut dire ». Le rôle de l’Etat consiste, en l’occurrence, à inclure l’habitat villa (notamment le haut standing) dans l’habitat ville avec ses différentes variantes, en imposant, ne serait-ce qu’au niveau des façades des constructions, une norme de décence pour mieux vivre ensemble.
Dans son roman Les villes invisibles (1972), Italo Calvino explore une variété de thèmes et de logiques urbaines que les villes invraisemblables décrites mettent en scène : la mémoire, le désir, le ciel, les morts, le regard, les échanges, les signes, la continuité, l’apparence, la dissimulation, etc. C’est l’existence réelle de cette variété d’imaginaires humains qui justifie, ici et maintenant, la construction de l’habitat invisible du vivre-ensemble.
Ce que construire veut dire (1) (26 Novembre 2018).
Je suggère dans un premier temps de préciser « ce que construire veut dire » au Maroc en partant de la Constitution de 2011. La Constitution place le droit au logement au sein de la taxinomie des « droits et libertés », au même titre que l’éducation, la formation professionnelle, la santé de base, la protection sociale, la couverture médicale, l’emploi, l’accès à l’eau, le développement durable.
Le terme utilisé, le « logement décent », figure également parmi les « priorités impérieuses » dans les discours royaux et il est décrit comme une condition de la « dignité humaine » et de la « cohésion sociale » ou du « vivre ensemble », l’habitat insalubre et les bidonvilles constituant même une « menace pour la cohésion et l’équilibre du tissu social et une source de frustration, d’exclusion, de déviation et d’extrémisme» (Discours royal au parlement, 11/10/2002).
Au plan théorique, le droit au « logement décent » fait partie de ce que A. Sen appelle les « libertés positives » ou « réelles » qui fondent l’approche du développement comme « capacités »(Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob, 2003). C’est, par ailleurs, sur la base de cette approche en termes de développement humain que le rapport du Cinquantenaire a mis en évidence, en 2005, un déficit structurel et cumulatif depuis notamment l’application en 1983 du Programme d’ajustement structurel (PAS), dans les domaines de l’éducation, de la santé et du logement.
Un déficit structurel. Je me réfère à l’Enquête du ministère de l’habitat (2016) pour faire un bref « état des lieux » de la question de la construction en général et de l’habitat ou du logement en particulier. Je reprends ici quelques données significatives relatives à la catégorie logement, excluant les autres catégories du secteur de la construction (bâtiments publics, bâtiments industriels, commerciaux, et autres).
Le déficit de logements (500 000 unités en 2015) correspond au nombre d’habitats inoccupés qui se monte à 517 000, soit 9% du parc, dont 56% sont vacants depuis plus de 24 mois et 50% sont des maisons marocaines contre 44% qui sont des appartements en immeuble.
En termes de propriété l’enquête montre que 67% des ménages urbains sont propriétairesde leur logement (contre 63% en 2000). L’appropriation se fait principalement à travers l’autopromotion (45% des logements, contre 18% de logements achetés auprès d’un particulier, 15% auprès d’un promoteur privé, 2% auprès d’un promoteur public et 18% par héritage). Le crédit bancaire ne contribue qu’à hauteur de 14% au financement des logements, les fonds propres représentant 75% du financement. Quant au coût d’acquisition d’un logement, il est estimé à 306 277 DH en moyenne, au niveau national avec une variabilité selon l’emplacement du logement.
Au niveau qualité, la surface moyenne d’un habitat principal est de 102 m2 (68 m2 pour les constructions sommaires ou bidonvilles, 85 m2 pour l’appartement en immeuble, 101 m2 pour la maison marocaine et 282 m2 pour la villa) et le nombre de pièces est de 4 en moyenne. La cohabitation reste limitée (4,3 personnes par logement, soit à peu près la taille d’un ménage évaluée par le HCP).
Les logements présentent des surfaces et des dimensions minimales inférieures aux normes réglementaires : 19% des habitats sont constitués de pièces dont la surface est inférieure à 9 m² et 10% ont une hauteur inférieure à 2,8 m. 41% des logements comptent au moins une pièce non ensoleillée en hiver et 13% ont au moins une pièce ne disposant d’aucune fenêtre. Près du tiers du parc principal présente des signes d’insalubrité. 98% des logements occupés à titre principal sont dotés d’une cuisine, 99% de toilettes et 61% des foyers possèdent une salle de bains (recours au hammam extérieur).
Logement social. L’habitat social est défini par une superficie couverte comprise entre 50 m2 et 80 m2 et comprenant 2 ou 3 pièces.
Le stock national de logements sociaux est évalué à près de 1,2 million, soit un habitat sur 4 du parc global. Plus des deux tiers sont des maisons marocaines (les ménages concernés privilégient l’acquisition de lots de terrain et l’auto-construction à l’achat d’un appartement à 250 000 dirhams). Ces derniers ne représentent que 29% du parc d’habitats sociaux. Les appartements sociaux en immeuble sont prédominants dans les grandes villes (57% à Casablanca).
Le logement social ne concerne pas que les ménages pauvres ou vulnérables, mais aussi, dans une large mesure, les classes moyennes : 40% du parc sont occupés par des ménages ayant un revenu inférieur à 4 000 dirhams/mois (cible du logement social), contre 46% occupés par des ménages dont le revenu se situe entre 4 000 et 6000 dirhams et 14% qui sont occupés par des ménages à revenus plus élevés. Les classes moyennes (revenus compris entre 4 000 et 14 000 dirhams, 62% de l’effectif global des ménages au Maroc) choisissent en priorité un logement de 3 ou 4 pièces de 75 m2 au moins. 68% de ces ménages intermédiaires vivent dans des « maisons marocaines », contre 25% dans des immeubles. Au fur et à mesure que le revenu augmente, les ménages moyens vont vers l’appartement en immeuble et la villa.
Ces données sur la configuration de l’habitat sont récentes, mais restent trop générales et ne font pas état des inégalités d’accès qui caractérisent le secteur du logement. Sur cette problématique, je ne peux que renvoyer à l’ouvrage que j’ai publié avec S. Hanchane sur Les inégalités réelles (Editions Economie critique, Rabat, 2016). Je rappellerai à ce propos quelques conclusions se rapportant aux données de l’enquête nationale sur le niveau de vie des ménages (Haut-Commissariat au Plan, 2007).
Inégalités d’accès. L’indicateur type de logement est fortement corrélé au niveau de vie des ménages. En effet, environ 12 % des habitations modernes sont occupées par les 20 % les plus défavorisés contre plus de 61% appartenant aux 20 % les plus aisés. Quant aux logements précaires ou insalubres, dont le nombre a connu une évolution significative ces dernières années, ils sont le lot des ménages les plus démunis de la population.En milieu rural, près de 71 % des ménages résident dans des maisons en pisé ou en pierres et 17% dans des maisons en dur. La part des ménages ruraux occupant des maisons modernes de type urbain se monte à 5,3 % en 2001 contre 0,2 % en 1998.
L’examen de la concentration dans les logements fait ressortir que près de 44 % des ménages cohabitent en groupes avec plus de trois personnes par pièce. Cette densité est relativement plus élevée en milieu rural (46% contre 42% en milieu urbain).
La structure de la densité des ménages dans les logements est quasi similaire dans les deux milieux de résidence : en milieu urbain 4,7% des ménages, en moyenne, disposent de plus d’une pièce par personne (3,8% en milieu rural). En revanche, pour près de 15% des ménages dans les deux milieux, plus de 4 personnes partagent une seule pièce.
Pour ce qui est des équipements sanitaires, des réseaux d’assainissement solide et liquide, etc., les inégalités entre les ménages sont fonction du milieu de résidence, du quartier d’implantation et de la nature du logement occupé. Le monde rural est le plus touché par les manques en installations d’assainissement solide : en 2000-2001, près de 96% des ménages ruraux n’ont d’autre moyen que la nature nue pour se débarrasser des déchets et ordures, l’intervention des communes demeurant contenue dans des limites extrêmes. Au niveau urbain, en revanche, plus de 87% des ménages bénéficient des services communaux en matière d’évacuation des ordures dont 67% par le moyen des camions municipaux et 20% en ayant recours à des poubelles implantées par les services communaux.
Ces chiffres varient d’un quartier à l’autre, selon le niveau de peuplement et la qualité du quartier. Ainsi, les zones villas et les quartiers modernes se caractérisent par l’existence de moyens d’évacuation ponctuels et sans commune mesure avec les quartiers surpeuplés ou précaires.
Les mêmes inégalités en termes de manques peuvent être observées pour ce qui concerne l’assainissement liquide que reflète notamment la présence des égouts : la majorité des logements en milieu urbain est reliée au système des égouts, soit plus de 80% des ménages contre 20% utilisant les moyens traditionnels (fosses septiques ou autres). Dans le monde rural, une proportion extrêment faible de la population dispose d’un mode d’évacuation des eaux usées au moyen des égouts, soit 2% des ménages bénéficiaires. Cette réalité, inhérente en partie à l’absence des réseaux de l’eau potable dans le milieu rural, n’a pas connu de changements notables depuis les années 1990 corroborant ainsi la tendance à la reproduction des inégalités structurelles et territoriales.
Un Maître est mort (24 Novembre 2018).
Najib Bouderbala est mort aujourd’hui. Les sciences humaines et sociales perdent une voix forte, ayant porté la sociologie marocaine, notamment rurale, au-delà des frontières. C’est aussi une voie de recherche pertinente, séminale qui perd ainsi un esprit brillant, fécond, hors pair. Ses travaux profonds, exigeants, créatifs, pleins d’érudition, m’ont personnellement toujours édifié, éclairé, inspiré. Je ne suis pas le seul. C’est toute une génération qui lui doit une connaissance objective de la société maghrébine en général et marocaine en particulier, mais aussi une démarche critique, bienveillante et constructive. Posant les bases d’une sociologie juridique au Maroc, son texte, avec Paul Pascon, sur « le droit et le fait dans la société composite» est un texte fondateur dont il importe de saisir tout le potentiel en termes de critique du droit. Chercheur citoyen, intellectuel engagé, il était un homme bon, généreux, libre. Adieu Maître.
Samir Amin ou l’hétérodoxie radicale (15 Septembre 2018).
Ce fut le professeur Abdelaziz Belal (1940-1983) qui, le premier, m’introduisit à la pensée de Samir Amin (économiste égyptien décédé le 12 Août 2018) dans le cadre du cours « Problèmes structurels de développement » qu’il dispensait à la Faculté de Droit de Rabat au début des années 1970. C’est, précisément, grâce à ce cours difficile, théorique, exigeant mais que les qualités pédagogiques exceptionnelles de A. Belal savaient rendre compréhensible à des étudiants de troisième année de licence (ancienne licence) et tout aussi passionnant et stimulant, c’est donc grâce à ce cours que j’ai pu prendre conscience, pour la première fois, des limites de l’économie standard en général et de son incapacité épistémique à penser la problématique du développement et du sous-développement en particulier. Deux concepts clés de l’économie politique qui, pourtant, étaient à l’époque (comme de nos jours) superbement ignorés des enseignements de première année et de deuxième année de licence consacrés, respectivement, à la microéconomie et à la monnaie.
Pour l’économie orthodoxe, le sous-développement n’existe pas en soi et, par conséquent, c’est un non objet. Et si des écarts entre les pays peuvent être observés en termes de performances économiques, ils ne traduisent qu’un état de retard des uns sur les autres. Tous les pays sont placés, à des étapes différentes, sur une trajectoire allant du stade inférieur, « la société traditionnelle », au stade supérieur, « l’ère de la consommation de masse », en passant par « les conditions préalables au démarrage », « le démarrage » et « la marche vers la maturité ». C’est la fameuse théorie des étapes de la croissance économique de W. W. Rostov (1960). Samir Amin oppose à cette approche linéaire, cinétique, unidirectionnelle des sociétés une approche à la fois historique et systémique.
Approche historique d’abord. Loin d’être un simple retard susceptible d’être rattrapé moyennant un effort d’investissement, de modernisation de l’économie et d’extension du marché et en suivant les « bonnes pratiques » des pays développés, le sous-développement est un processus historiquement daté, dont la genèse remonte à la colonisation qui a permis, par la violence, de soumettre les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine à la domination militaire, politique, économique et culturelle de l’Europe d’abord, par les Etats-Unis à partir de la Seconde Guerre mondiale. Pour Samir Amin, le procès du sous-développement est irréversible en raison de « l’accumulation capitaliste » qui, dans son essence même, ne peut se déployer qu’à « l’échelle mondiale », le surplus créé au sein de la « périphérie », c’est-à-dire les pays sous-développés, étant constamment capturé, extorqué par le « centre » ou les pays développés (L’accumulation à l’échelle mondiale, 1970).
Loin de constituer une simple étape contingente et nécessaire sur la ligne du temps de Rostow, l’asymétrie liée à ce que Samir Amin appelle le « développement inégal » (Le développement inégal, 1973) est, au contraire, consubstantielle au capitalisme parvenu, à la fin du 19è siècle, à son stade suprême, le stade impérialiste (L’impérialisme et le développement inégal, 1976).
L’histoire longue semble avoir donné raison à Samir Amin non seulement contre le mainstream, mais y compris contre certains économistes hétérodoxes ayant cru pouvoir appréhender, hier, dans le phénomène des « nouveaux pays industriels » et, aujourd’hui, dans celui des «pays émergents », un biais dans la théorie du développement inégal, une transgression de l’ordre binaire centre-périphérie, voire une rupture du cercle vicieux du sous-développement. Au lieu d’atténuer les effets de domination du « centre » sur la « périphérie », la mondialisation n’a fait, ainsi, que corroborer la thèse que le développement (des uns) est coextensif au sous-développement (des autres).
Approche systémique ensuite. Dans les pays en voie de développement, la création de valeur, comme sa réalisation, ne s’inscrit pas dans le cadre d’un processus autocentré et selon une logique autonome. Le marché national est davantage une fiction qu’une réalité. Le sous-développement, on l’a dit, est constitutif du processus mondial où l’accumulation du capital suppose le transfert vers le « centre » d’une partie non négligeable de la valeur produite au sein de la « périphérie ». Ce sont les mécanismes sophistiqués de l’échange inégal (L’échange inégal et la loi de la valeur, 1973), qui fondent le développement inégal. La loi de la valeur mondialisée (2011) peut, dès lors, se reproduire à l’infini s’il n’est pas mis un terme aux phénomènes de dépendance de la « périphérie » à l’égard du « centre ». Samir Amin parle de « déconnexion » (La déconnexion, 1985), qui est, en l’occurrence, une condition sine qua non de la souveraineté des pays en voie de développement.
D’aucuns ont souligné l’irréalisme de la thèse de la déconnexion, en prenant appui sur l’échec de la brèche ouverte par les multiples expériences de « socialisme réellement existant ». On a d’abord, sur ce terrain, fait un faux procès à Samir Amin dont on connaît, par ailleurs, les critiques pertinentes à l’endroit du modèle soviétique de transition socialiste (L’avenir du Maoïsme, 1981). Ensuite, le concept de déconnexion implique que, au sein de la périphérie, des stratégies d’autonomie collective et de développement autocentré puissent être engagées débouchant, à terme, sur une mondialisation alternative (Samir Amin était président du Forum mondial des Alternatives), débarrassée de l’anomalie impérialiste. Cette perspective, en creux dans le projet hétérodoxe de Samir Amin, d’émancipation et d’affranchissement de L’Empire du chaos (1991), passe par une sortie, par le haut, du capitalisme vers la civilisation (Du capitalisme à la civilisation, 2008). Elle figure dans sa radicalité, en actes dans ses accomplissements, dans sa vie. Une Vita activa faite d’œuvre, séminale et utile, mais aussi d’action positive et créative de liberté.
Boycott et juste prix (16 Juillet 2018).
J’ai écouté une conférence prononcée par Emmanuel Faber, PDG de Danone devant les étudiants d’une grande école de commerce française. Il a démarré son speech avec un gentil « récit » très personnel, emprunt d’émotion et fleurant bon la sincérité : l’histoire de son frère « qui aimait la terre, l’agriculture, les paysans ». Ingénieur agronome, il est devenu, pour des raisons de santé mentale (une schizophrénie lourde), un « ami de ceux qui se lèvent très tôt le matin » : « les éboueurs », « les vieilles dames qui ont du mal à traverser avec leur cabas ». Dans son village, « il allait près d’un torrent » et, « avec un vieux téléphone portable qu’il mettait près de la fontaine », il l’appelait, tous les jours, et lui laissait un message. Cette petite symphonie pastorale E. Faber l’a décryptée, interprétée, traduite à l’endroit du capitalisme actionnarial dans ces termes : « désormais, après toutes ces années de croissance, l’enjeu de l’économie, l’enjeu de la globalisation c’est la justice sociale, sans justice sociale il n’y aura plus d’économie ». Et il ajoute : « Les riches, nous les privilégiés nous pouvons monter des murs (…), mais rien n’arrêtera ceux qui ont besoin de partager avec nous ».
Comme en écho à cette vérité rappelée par le frère avant sa mort, depuis un village des Alpes, portée par le bruissement de l’eau et par une douce odeur d’humanité, on retrouve la même nostalgie bucolique dans une vidéo dans la quelle E. Faber s’adresse aux consommateurs marocains qui ont décidé de boycotter trois produits dont les prix sont considérés comme excessifs par les consommateurs : l’eau minérale Sidi Ali, les stations d’essence Afriquia Gaz et les produits de la Centrale Danone, celle-ci subissant, de l’aveu de son patron, « un boycott de grande ampleur ». « Respectant » ce choix tout en le « regrettant profondément», le patron de Centrale Danone dit «être venu au Maroc » pour « rencontrer et écouter des consommateurs, des jeunes, des épiciers, des représentants des salariés, des agriculteurs, pour écouter les Marocains, pour les comprendre et pour changer les choses ». Quelques jours après, dans une autre vidéo, il propose de « sortir du boycott par le haut » en prenant trois engagements :
(i) Faire du lait pasteurisé un produit accessible au plus grand nombre en l’offrant « à prix coûtant » (à profit nul) et toutes choses égalent par ailleurs, c’es-à-dire à qualité inchangée et tout en préservant le revenu des éleveurs.
(ii) Rendre compte en toute transparence « des coûts, des processus, de la réalité de ce qui se passe derrière la marque ».
(iii) Etablir un prix juste, équitable « avec l’ensemble des consommateurs, des épiciers qui le souhaiteront ». Il s’agit d’un « modèle tout à fait nouveau » dont « il existe quelques exemples à l’international » et qui peut tout à fait s’appliquer au Maroc.
C’est Aristote qui le premier définit le « juste prix » comme le prix qui fonde le « commerce naturel » et permet à tout le monde de participer à l’échange. Dans cette optique, l’échange est considéré comme un acte de réciprocité, d’altérité et « d’ouverture sur l’autre » pour reprendre les termes utilisés par Emmanuel Faber dans ses vidéos.
Au sein des sociétés tribales, les produits de base, comme les biens alimentaires, sont soustraits à l’échange, car ils sont considérés comme des biens communs (K. Polanyi, La subsistance de l'homme. La place de l'économie dans l'histoire et la société, Flammarion, 2011). Avec les religions, l’échange est autorisé, mais le gain est proscrit.
C’est la théorie standard - libérale - qui érigea le marché en institution transcendantale, c’est-à-dire au dessus des relations humaines, une institution dotée d’une « main invisible » conduisant l’offre et la demande, par tâtonnements, mais de façon inexorable, vers l’équilibre. Quelque soit son niveau, le prix du marché est tenu pour légitime dans la mesure où il correspond à un optimum, les consommateurs et les producteurs étant satisfaits. Le prix qui s’instaure sur le marché n’est, dès lors, ni moral ni immoral, il est tout simplement amoral.
La thèse de l’efficience des marchés a été infirmée par la dernière crise financière systémique. Mettant en évidence la part des « biais psychologiques» dans les « exubérances irrationnelles » du marché, l’économie comportementale a montré que le prix n’est pas sans liens avec l’éthique (D. Kahneman, J. L. Knetsch and R. Thaler, « Fairness as a Constraint on Profit Seeking : Entitlements in the Market », The American Economic Review, Vol. 76, No. 4, Sep. 1986).
Le « prix juste » combine deux principes :
(i) Un principe de justesse, le prix correspondant à l’estimation positive, objective des coûts des facteurs (travail, capital, notamment) : toute distorsion du prix n’est acceptée par les consommateurs que si et seulement si elle est justifiée et n’est pas le résultat d’actes spéculatifs de certains vendeurs, comme c’est le cas pour le prix des produits alimentaires qui augmente la veille du mois de Ramadan.
(ii) Un principe de justice ayant un lien avec les représentations éthiques : toute augmentation du prix est perçue par les consommateurs comme injuste chaque fois que, en s’éloignant de l’équilibre, le prix tend à compromettre la cohésion sociale.
Les deux principes réunis peuvent être signalés comme motifs du boycott des marques Sidi Ali, Afriquia Gaz et Centrale Danone. C’est bien le niveau des profits qui est en cause dans la mesure où la rémunération des autres facteurs de production (salaires, revenus des agriculteurs, etc.) n’est pas, loin s’en faut, à l’origine de la part considérée comme injuste du prix.
Sur Facebook les critiques ont porté, notamment, sur la nature oligopolistique et connivente du capitalisme au Maroc et sur ses tendances à l’illimitation, à la cupidité, à l’hybris. De fait, une telle situation favorise, du point de vue du critère de justesse, les distorsions par rapport aux prix concurrentiels.
En termes d’exigence de justice, les biens touchés par le boycott étant des « biens essentiels », les prix pratiqués sont hors de portée de la majorité des consommateurs et excluent, de fait, du « commerce naturel » les catégories les plus défavorisées de la population.
Le « prix juste » que préconise Emmanuel Faber suppose, en l’occurrence, une action sur le taux de profit de Centrale Danone, c’est-à-dire sur la part qui revient aux actionnaires sous forme de dividendes. Demander à agir sur cette variable d’ajustement c’est sans doute demander l’impossible (la seule responsabilité éthique de l’entreprise privée étant de faire des profits, selon M. Friedman), mais, loin du mainstream, ce n’est pas une hypothèse irréaliste.
Mais il est une autre alternative plus structurale, plus stratégique. Elle implique un double engagement de l’Etat : un engagement faible qui consiste à imposer un ajustement par le droit du prix des biens soumis au boycott. Un engagement fort visant à soustraire la production et la distribution des biens de première nécessité à la logique privée et aux « eaux glacées du calcul égoïste » (Marx). C’est cette perspective qui, bien plus que la petite symphonie pastorale de M. Emmanuel Faber, serait susceptible d’engager le Maroc résolument sur la voie de l’indépendance économique et de l’inclusion sociale.
Les dualités du développement : (4) développement vs croissance (25 Juin 2018).
Il s’agit d’une dualité générique, une vieille dualité que la théorie classique du développement semble avoir tranché dès sa genèse dans les années 1950 : le développement n’est pas réductible à la croissance. Plusieurs arguments :
(i) La croissance est généralement définie par le produit intérieur brut (Pib), lequel mesure la valeur de la production de biens et services réalisée par les agents résidant sur le territoire national. En revanche, le concept de développement est plus large et renvoie, outre le Pib, à une combinatoire d’indicateurs mesurant la richesse à la fois matérielle et immatérielle.
(ii) De même, si la croissance concerne les grandeurs économiques de type quantitatif, le développement quant à lui intègre, dans le même processus, les dimensions de nature qualitative, c’est-à-dire institutionnelle, sociale, culturelle, voire symbolique. Par ailleurs, alors que la croissance est appréhendée dans le court terme et eu égard à la conjoncture, le développement s’inscrit dans un processus de long terme et porte davantage sur les structures.
(iii) Autre différence de taille : la croissance peut cibler des équilibres partiels sur des secteurs, des branches, des chaînes de valeur, des segments de marché, etc., alors que le processus du développement n’a de réalité que dans des équilibres globaux, des processus holistiques, où tous les secteurs productifs (agriculture, industrie, services), sont pris dans des dynamiques systémiques, développent des flux d’échanges entre eux, font des transactions tangibles et intangibles de type inter et intra, le tout contribuant au « noircissement » de la matrice Leontief (Input-Output Economics, 1966). Plus les « cases » de cette matrice sont « pleines », plus les « effets d’entraînements » sont amplifiés et se propagent à l’ensemble de l’économie, plus les facteurs endogènes et les mécanismes internes (échelle de production, dimension du marché, volume d’investissements) se renforcent mutuellement et plus le processus du développement est auto-entretenu.
(iv) Un quatrième fondement de la distinction croissance/développement réside dans la relation avec le marché : alors que la croissance peut s’accommoder d’une modalité privilégiant les exportations et l’extension des débouchés externes, le développement quant à lui n’est envisageable que sur la base d’une variante productive autocentrée donnant la priorité à l’approfondissement du marché interne et à la satisfaction de la demande effective (au sens keynésien) nationale. La croissance peut être une croissance extravertie, en revanche le développement est fondamentalement un développement intraverti.
(v) Cette dernière distinction implique que si la croissance est tirée par le marché et si l’efficience du marché par le marché est une hypothèse centrale du modèle standard, il n’en est rien lorsqu’on se situe sur le terrain de l’économie politique du développement qui participe du fait stylisé, mais massif, que les pays en voie de développement sont caractérisés par une configuration complexe, diversifiée, composite de mondes de production marchand/non marchand, moderne/traditionnel, capitaliste/non capitaliste, privé/public, individuel/commun, etc. Dès lors, le marché ne pouvant constituer une modalité exclusive de régulation, l’Etat est appelé à jouer le rôle multiple de stratège, de designer des politiques de développement, d’agent principal, de régulateur en dernier ressort, d’arbitre entre les préférences privées, les choix publics et les logiques relevant du Commun (E. Ostrom, Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, 1990).
(vi) Last but not least, il y a lieu de souligner que la croissance s’inscrit dans une logique séquentielle où la répartition est fonction de la quantité de richesse produite, ce qui implique, si l’on s’en tient aux recommandations du FMI, des « plans d’ajustement structurel » et un maintien des équilibres macroéconomiques internes et externes (désengagement de l’Etat, baisse des dépenses publiques, maîtrise des déficits, gel des salaires, etc.), comme ce fut le cas au Maroc en 1983. A l’opposé, dans le processus de développement la production et la répartition vont de pair, se combinent et se conjuguent pour former un jeu à somme positive : plus les richesses sont réparties de façon équitable entre les facteurs de production (schématiquement le travail et le capital), plus les incitations sont efficientes et plus les comportements productifs sont performatifs.
Depuis Kuznets, on a tendance à considérer que le niveau de développement n’est pas incompatible, au départ du processus d’accumulation du capital, avec un accroissement des inégalités de revenu, les inégalités favorisant les profits qui, in fine, font l’épargne qui fait les investissements qui font la croissance qui fait le développement. Mais avec le temps, la courbe tend à s’inverser et les inégalités commencent à s’atténuer progressivement et de façon endogène. Des travaux historiques et empiriques récents ont montré non seulement les limites de cette causalité (F. Alvaredo, L. Chancel, T. Piketty, E. Saez et G. Zucman, Rapport sur les inégalités mondiales, 2018), mais, de surcroît, que les phénomènes de pauvreté, de précarité, de vulnérabilité observés de nos jours, au sein des pays avancés comme dans les pays en voie de développement, ont partie liée avec le creusement des inégalités aux plans social et spatial.
Du point de vue de la théorie du développement, pour accroître la richesse, il est deux conditions nécessaires : d’une part un mode de production à la fois efficace et inclusif, c’est-à-dire une combinaison optimale de facteurs économiques et tangibles (capital, travail, terre) ; de l’autre un mode de répartition à la fois équitable et inclusif, c’est-à-dire une convergence optimale de facteurs institutionnels et intangibles(droits de propriété, incitations, concurrence, innovation, savoir, qualité, normes, protection sociale, accès aux services publics, durabilité). Production et répartition, en même temps, dans le même processus cohérent, dans la même dynamique de croissance tirée par le développement et/ou de développement impulsé par la croissance. Le principe de justice sociale (A. Sen, L’idée de justice, 2010) est un principe constitutif du développement, c’est à la fois un moyen et une finalité du processus systémique englobant dans un tout complexe la croissance avec ses indicateurs quantitatifs et qualitatifs d’une part, et le développement avec ses indicateurs humain et durable : espérance de vie, accès à l’éducation, à la santé de base, à l’emploi décent, capabilités, droits de l’homme, égalité hommes/femmes, transition écologique, de l’autre. Sans le principe de justice comme équité, la croissance économique, quelque fut son niveau et sa vigueur, ne peut déboucher, au mieux, que sur un type de développement extractif, c’est-à-direfondé sur l’extraction par une miorité,qui se reproduitde façon endogamique,de la richesse produite par la majorité (D. Acemoglu et J. A. Robinson, Why Nations Fail, 2012).
Boycott et compagnies (11 Juin 2018).
Je réponds dans ce blog aux questions de Rémy Pigaglio du journal La Croix (7 juin 2018) sur le boycott de trois entreprises « représentatives» d’un type de capitalisme qu’on pourrait qualifier de rentier, extraverti et dépendant.
Vous attendiez-vous à ce boycott ?
Ce boycott est dans la logique de la dynamique de contestation que connaît le pays et dont le Hirak du Rif constitue à la fois le point de départ et le catalyseur. Dans le prolongement, il y a eu le mouvement de Jerada et on peut placer le boycott dans cette dynamique qui ne fait que monter. Les points communs : d’abord, à la base il y a des revendications strictement sociales et économiques (école, hôpital, emploi, coût de la vie) ; ensuite le mouvement est un mouvement de masse et qui est radicalement pacifique. La différence : avec le boycott on est en présence d’une forme inédite au Maroc, une forme créative et pertinente, qui, en s’activant sur la toile, permet de déjouer la riposte sécuritaire et peut, par conséquent, se déployer et s’amplifier sans frais. Il ne peut pas y avoir de procès comme il est en train de se dérouler en ce moment même contre les jeunes du Hirak du Rif et de Jerada. C’est la réponse du berger à la bergère.
Connaît-on son impact sur l'activité des trois entreprises visées ?
A voir les réactions des entreprises concernées et surtout les « sorties » malhabiles du gouvernement, l’impact doit être sans doute considérable. Centrale Danone vient de réduire d’un tiers sa production et de licencier 900 contractuels. C’est énorme et c’est brutal. Le boycott s’est révélé être une arme efficace, redoutable, qui fait mal. Et qui plus est une arme virale.
Que représentent les trois entreprises visées ?
Le choix n’est apparemment pas fortuit, il est même porteur de signes, de messages forts à l’endroit du gouvernement qui, on peut le regretter, n’a pas su décrypter l’état de détresse des classes pauvres et moyennes et entendre la vox populi. Premier message : les biens de première nécessité, comme le lait, ne doivent pas être laissés totalement aux mains d’entreprises étrangères. Il y a un enjeu social de pouvoir d’achat, de sécurité alimentaire que les entreprises étrangères ne sont pas censées gérer et prendre en compte. La valeur des dividendes et les intérêts des actionnaires passent avant toutes les autres parties prenantes. C’est dans la logique des choses. La responsabilité sociale, en l’occurrence, est celle de l’Etat et non de l’entreprise étrangère. Second message : l’eau minérale Sidi Ali fait partie de ce qu’on appelle les « communs » qui sont la propriété de tous. S’ils peuvent faire l’objet, au niveau de la gestion, d’une délégation dans le cadre d’une relation d’agence, ils ne doivent en aucun cas être cédés au privé, personnes physiques ou morales. On pointe du doigt l’économie de rente. Troisième message : la liberté des prix n’est pas sans limites, elle doit être régulée par le Conseil de la concurrence, institution devenue, depuis 2011, constitutionnelle, mais qui est restée jusqu’à présent immobile. Le cas de la société Afriquia est symptomatique d’une économie oligopolistique avec un cas flagrant de position dominante et de pouvoir de marché. Il y a ici un autre message, à peine subliminal, dénonçant les connivences entre l’argent et le politique. Une situation qui ne peut plus durer sans risques.
Comment jugez-vous leur réaction à cette crise ?
Une réaction qui témoigne, d’abord, de l’effectivité d’une campagne qui a démarré sur un terrain virtuel. Et contre toutes attentes des parties prenantes, le boycott a fait mouche et n’a pas été sans effet. Ensuite, certaines réactions, fort maladroites, furent contreproductives. Elles ont donné du tonus à la campagne et ont contribué à son amplification. Lorsqu’un directeur de Centrale Danone qualifie le boycott de « trahison à la patrie», le propos est non seulement irrationnel mais incongru s’agissant précisément d’une société multinationale. De même, arborer l’éthique de responsabilité sociale vis-à-vis des agriculteurs est, en l’occurrence, tout sauf crédible.
Comment les entreprises et l'État peuvent-ils y répondre ?
L’Etat, au premier chef, doit changer de braquet et prendre au sérieux les droits revendiqués par les citoyens. A commencer par leur dignité qui est devenue à fleur de peau sous deux effets contradictoires : l’effet prise de conscience, notamment des jeunes, dont témoignent les interactions abritées par les réseaux sociaux d’une part ; le caractère très décalé du rapport pouvoir/citoyens qui continue de fonctionner, à contre courant et désespérément, sur le mode traditionnel que définit le concept flou de Makhzen, d’autre part.
Quant aux entreprises, elles ont intérêt à relayer, par le lobbying dont elles ont le secret, l’action des boycotteurs en faveur d’un jeu plus concurrentiel qui est un jeu à somme positive pour les entreprises, notamment les PME, les consommateurs, les investisseurs étrangers et, in fine, pour la paix sociale.
Modèle de développement : (3) le discours et la méthode (8 Mai 2018).
Le Maroc a résolument adopté le mode de pensée libéral, influencé par les directives des institutions de Bretton Woods. Cela n'oriente-il pas d'emblée une quelconque réflexion quant au nouveau modèle à adopter ?
Votre question m’amène, tout d’abord, à souligner que l’échec du modèle de développement à l’œuvre est aussi celui des recettes libérales conçues par les institutions financières internationales et appliquées, non sans excès de zèle, par les gouvernements qui se sont succédés depuis au moins le Programme d’ajustement structurel en 1983. En s’inscrivant dans la continuité du modèle standard et en repassant les mêmes plats (compétitivité des entreprises, compétences, cohérence des stratégies industrielles), le rapport qui vient d’être remis au gouvernement par l’OCDE (L’examen multidimensionnel du Maroc, 2018) ne peut, si ses conclusions sont appliquées, que produire les mêmes impasses et conduire aux mêmes goulots d’étranglement.
Ensuite, pour ce qui est du « nouveau modèle à adopter », une stratégie de développement national souhaitable ne peut être, au plan doctrinal, que de nature agnostique, c’est-à-dire sans obédience théorique exclusive, car il s’agit de répondre aux objectifs stratégiques de développement du pays et aux besoins essentiels de la population, objectifs et besoins qui sont déterminés, en dernière analyse, par l’intérêt général, le bien-être public, la logique des communs et non par les préférences privées, les corporatismes, les groupements d’intérêt et les lobbies. Le développement est une affaire trop grave, trop complexe, trop consensuelle pour être confiée à des libéraux, qui plus est technocrates. Le mode de développement a partie liée avec le choix de société. Chacun doit y contribuer selon ses capabilités et chacun doit en tirer satisfaction selon ses besoins.
Modèle de développement : (2) le discours et la méthode (28 Mai 2018)
Justement quelle démarche faudra-t-il adopter pour faire émerger un consensus sur le futur modèle de développement du Maroc ?
Dans Quand dire, c’est faire (1962), J. L. Austin souligne que le discours est aussi l’acte qu’il énonce, il est ce qu’il désigne. Un discours est un acte producteur de réalité. A plus forte raison lorsqu’il s’agit, en l’occurrence, d’un discours royal. Il est, de par son statut transcendantal, performatif. Quand le souverain dit, le gouvernement, c’est-à-dire l’exécutif, doit faire. On pouvait attendre du gouvernement, à juste titre, qu’il définisse une pragmatique performative de l’injonction appellative royale. La Constitution l’y autorise. Apparemment, il n’a pas pris les choses sous cet angle. Pourquoi ? Les situations de « non faire », de « dire » qui ne débouche pas sur le « faire » sont désormais des significatives, l’exemple le plus spectaculaire, devenu erratique, emblématique est celui de la « stratégie Al Hoceima Manarat Al- Moutawassit ».
Il importe, dès lors, de dissiper le flou institutionnel qui entoure la « dualité » exécutive et qui compromet l’effectivité des politiques publiques. Mais toutes choses égales par ailleurs, et en référence au nouveau « modèle » de développement, on peut suggérer les grandes lignes d’une pragmatique ayant pour but, outre de dépasser au sein de l’exécutif la dualité incapacitante entre le dire et le faire, de fonder une approche méthodologique appropriée dédiée au design de l’ensemble des engagements stratégiques de l’Etat, c’est-à-dire de ces engagements qui portent sur les grands choix du pays, qui concernent le bien-être collectif et impliquent l’ensemble de la population. La démarche peut se décliner selon un processus cumulatif en plusieurs actes, chacun de ces actes correspondant à une sphère déterminée de légitimité, dans le prolongement du discours royal appelant à repenser le modèle de développement national et qui constitue l’Acte 1 du processus global d’élaboration.
L’acte 2 consiste à fonder par le savoir (ici savoir économique, augmenté et renforcé par d’autres savoirs, notamment les sciences humaines et sociales) les nouveaux choix adéquats en matière de développement, compte tenu des besoins essentiels à satisfaire, des priorités humaines et sociales, des enjeux de compétitivité, des exigences de soutenabilité, des moyens requis en matière d’investissement et de financement, des maturités à court et long termes, de programmation et coordination des projets, etc. C’est la sphère de l’expertise qui est incontournable dans ce type d’exercice qui est fort complexe et s’adosse de plus en plus à la connaissance dans ses multiples dimensions théoriques, empiriques, techniques, comparatives. Je persiste et signe les propos que je vous ai déjà tenus lors d’un précédent entretien (Financenews, 30 octobre 2017). L’expertise qui, en l’occurrence, est recherchée pour sa double légitimité scientifique et technique et pour sa démarche compréhensive au sens de Max Weber, ce n’est certainement pas l’expertise étrangère, mais l’expertise nationale dont regorgent aujourd’hui notre administration, nos universités ainsi que les multiples institutions, conseils et observatoires nationaux comme Bank Al-Maghrib, le Conseil économique, social et environnemental, le Haut-Commissariat au Plan, l’Observatoire national du développement humain, etc.
Acte 3. La commission d’experts nationaux ne peut pas compter exclusivement sur le savoir et les compétences techniques que détiennent ses membres, mais elle doit procéder à des auditions aussi larges que possibles et recueillir les différentes façons de concevoir le mode de développement national compte tenu de la pluralité des parties prenantes, de la pluralité des acteurs, de la diversité des cultures, de la variété des situations sociales, et donc de la complexité des besoins, des préférences, des attentes, des espérances. Cet acte est essentiel. Il octroie à l’expertise une base d’encastrement, ou embeddedness pour reprendre la formule de Karl Polanyi, au sein de la réalité du pays et de ses dynamiques. C’est un moment de délibération fondamental dans le processus d’élaboration d’un consensus autour du choix optimal de ce que le développement doit être, dans sa substance et dans ses procédures, un consensus autour de la combinatoire des besoins, des priorités, des moyens, des dispositifs de mise en œuvre, etc.
Dans l’Ethique à Nicomaque, Aristote définit la délibération comme un processus permettant d’éclairer les voies de la décision et de l’action. Elle favorise l’interaction des points de vue, des arguments, des justifications. Elle met en tension les positions, préférences, aversions des différentes parties prenantes et révèle leurs dispositions, engagements, défections. Amartya Sen fait de la capacité de délibérer un principe de démocratie réelle. A Maroc, on peut à ce propos évoquer quelques rares exemples où l’on a octroyé, peu ou prou, aux citoyens cette capacité de participer à la délibération publique en vue d’élaborer des réformes : la Charte nationale sur l’éducation en 1999, le rapport du Cinquantenaire ayant donné lieu à l’Initiative nationale du développement humain en 2005, le rapport sur la régionalisation avancée (2011) et, bien entendu, la Constitution de 2011 qui institue le principe de démocratie participative. Ainsi augmentés et légitimés par l’acte délibératif, les « livrables » d’étape issus de l’expertise ont encore besoin d’un type primordial de légitimité : la légitimité démocratique.
Acte 4. Les stratégies sectorielles conçues par les cabinets de conseil étrangers ont dû buter, entre autres, sur des attitudes de défiance se transformant le plus souvent en comportements de défection ou exit des parties prenantes en particulier et des citoyens en général. On ne doit guère s’en étonner : ces stratégies ont été élaborés de façon hermétique, à huis clos, au sommet de l’Etat et mises en oeuvre sans débat préalable, sans délibération publique, à l’insu des citoyens. Force est de constater que de telles réformes sont, la plus part du temps, inexécutables dès lors qu’elles n’ont pas été soumises à l’avis des parties concernés. Certaines de ces réformes sont peu convaincantes y compris dans leurs soubassements théoriques et empiriques, se contentant la plus part du temps de « plaquer » sur la réalité marocaine, de manière mécanique, des modèles d’équilibre général réduisant ainsi le développement à la croissance, la politique macroéconomique publique à la gestion microéconomique privée, diluant la gouvernementalité dans la gouvernance, prônant la compétitivité externe sans tenir compte de la productivité interne, etc.
Mais il y a plus important : dans l’opinion publiques, les grandes décisions stratégiques initiées et pilotées par le Souverain sont, de par la Constitution, soustraites au principe liant la responsabilité à la reddition des comptes. Cette « aporie» peut être résolue en impliquant le Parlement dans le débat et l’adoption du projet de « modèle » de développement national, ce qui lui donne une légitimité démocratique et rend, du coup, l’exécutif gouvernemental pleinement responsable de sa mise en œuvre et seul comptable de son effectivité. Et la boucle sera ainsi bouclée.
Modèle de développement : (1) le discours et la méthode (28 Mai 2018) Je reprends dans ce blog et dans les deux suivants le texte de l’entretien que j’ai accordé à Imane Bouhrara et paru dans EcoActu le 24 Mai 2018 (www.ecoactu.ma).
Depuis le discours royal d'octobre dernier, nous avons l'impression que rien n'a été fait dans le sens d'une réflexion devant aboutir à l'avènement d'un nouveau modèle économique pour le Maroc. Partagez-vous cette impression?
L’injonction royale a une fonction « conative » et « appellative » que définit bien la linguistique : inciter à repenser le « modèle de développement national ». L’énonciation est, cependant, restée générale, sans destinataire précis. Le discours s’adresse à tout le monde (gouvernement, parlement, partis politiques, syndicats, université, société civile, etc.). D’où, de mon point de vue, « l’impression » que vous avez et que beaucoup partagent. De fait, on a assisté à une « mobilisation générale », qui s’est produite dans le désordre et l’improvisation, une sorte de « ruée » vers le « nouveau modèle de développement », un modèle imaginaire dont chacun tente de définir les bases, de fixer le contenu, les objectifs, l’ordre des priorités. C’est, en soi, un exercice qui n’est pas vain. Le « brainstorming » national autour de la problématique du développement dans notre pays peut, en effet, constituer une modalité pertinente, collective et créative. Il peut constituer une composante essentielle, en termes de « design thinking », dans le processus d’élaboration de la stratégie souhaitable du développement national. Comme il peut donner lieu, ce qui est hélas souvent le cas, à une cacophonie déplaisante, une disharmonie imitative, conduisant à des solutions triviales, incohérentes, paradoxales, contradictoires. Lors de la présentation de la Loi de Finances au Parlement, le ministre des Finances a fait référence, comme il se doit, au discours royal sur l’échec du modèle de développement à l’œuvre, mais pour, ensuite, décliner les dispositions de la loi autour des mêmes orientations que dans le passé, comme si de rien n’était. De mon point de vue, si le débat donne l’impression de tourner en rond et de ne déboucher sur rien c’est, en grande partie, parce que l’injonction ne contient pas une « feuille de route », un dispositif procédural, elle n’a pas défini le mode opératoire. Du coup le « nouveau modèle de développement marocain » est devenu une sorte d’Arlésienne, tout le monde en parle, mais personne ne sait ce que c’est ni de quoi il s’agit.
Les dualités du développement : (3) Public vs privé (30 Avril 2018). La campagne de boycott de trois produits (lait, essence, eau minérale) jette une lumière neuve, et non moins crue, sur une troisième « dualité du développement » : la dualité économique entre le privé et le public. Cette dualité renvoie, d’un point de vue qui n’est pas le mien, à des intérêts correspondant à rationalités (logiques, stratégies) différentes, contradictoires, exclusives l’une de l’autre : rationalité individuelle versus rationalité collective, logique marchande versus logique non marchande, stratégies de court terme versus stratégies de long terme, principe d’efficacité et de performance versus principe de justice et d’équité, etc.
Il s’agit de deux approches qui ont de tout temps tiraillé la discipline économique et qui se donnent à voir notamment dans la sous-discipline « économie du développement » pour des raisons tenant à la dimension normative, pas seulement morale et éthique, mais (de mon point de vue) radicalement politique. Certes, le développement doit prendre appui sur un diagnostic objectif, empirique, stratégique de la réalité, mais ce qui compte le plus c’est le prescriptif, c’est-à-dire les politiques de développement à concevoir, les stratégies à élaborer, les dispositifs à mettre en œuvre. L’économie du développement a pour objet, outre comprendre les goulots d’étranglement, de transformer les situations de sous-développement et d’involution en dynamiques de progrès, de bien-être et d’émancipation pour l’ensemble de la population.
J’ai participé le 27 Avril 2018 à une « audition » organisée par le Conseil économique, social et environnemental sur le rôle que peut jouer le foncier dans le développement. En l’occurrence, on peut distinguer deux approches :
- Une première approche libérale considère le foncier comme un frein au développement (CGEM, Banque mondiale) car, outre les contraintes réglementaires, l’absence d’une politique de réserves foncières efficace constitue un frein à l’accès au foncier : plus de que 40 % des entreprises marocaines contre 9 % en Roumanie et 7 % en Turquie), diminution de la réserve des terrains de l’Etat dans les zones urbaines et réduction de l’offre de terrains industriels destinés à l’investissement. Selon cette approche, le foncier industriel est un instrument efficace pour attirer plus d’IDE (cas de la Chine) et la fiscalité foncière peut jouer un rôle important dans la régulation du marché, la mobilité des terres et la lutte contre les comportements spéculatifs. Mais l’instauration des prix de référence pour les transactions foncières est vue plutôt comme une limite à la liberté des marchés et fait du foncier un « secteur administré ».
- Une seconde approche met l’accent sur les effets pervers de la liberté du marché foncier : la rente et la spéculation. Il y a lieu de rappeler que, pour Ricardo, la rente est liée à la pression démographique : on met en vente des terres de moins en moins fertiles dont l’exploitation demande plus de travail et de capital. C’est la « loi des rendements décroissants ». Les propriétaires des bonnes terres perçoivent ainsi une « rente différentielle ». Dès lors, ce n’est pas la rente foncière, en soi, qui pose problème. C’est plutôt lorsqu’elle se cale sur la spéculation immobilière que les externalités se révèlent irrémédiablement négatives : investir dans des biens ou des actifs immobiliers pour les revendre ultérieurement en vue de réaliser une plus-value. Dans la pratique de sont des décisions publiques (zonage d’un périmètre, réalisation de route ou réseau de transport en commun, amélioration de la desserte ferroviaire, attribution discrétionnaire de marché public ou de permis de construire) ou privées (installation d’une entreprise créant des emplois), entraînant des variations de valeurs prévisibles, qui sont à l’origine de la spéculation. Au Maroc, liée à la rareté des terrains ouverts à l'urbanisation, la spéculation immobilière prend de plus en plus d'ampleur, le seuil de 35.000 dirhams le mètre carré de terrain ayant été franchi ces dernières années dans certaines zones de Casablanca, Rabat ou de Marrakech.
De manière plus générale, la théorie des « biens publics » tend à privilégier un système productif où les externalités positives (accès à l’énergie par exemple) l’emportent sur les externalités négatives (pollution)et la politique publique a pour objectif l’optimisation du bien-être collectif généré par les entreprises. D’où la nécessité de repenser les relations entre les sphères « biens publics »/ « biens privés » dans une perspective incorporant la sphère des « biens communs ». Les « communs » désignent des ressources matérielles et immatérielles dans divers secteurs appartenant à la communauté (air, eau, foncier, forêts, santé, éducation, savoirs, numérique, logiciels, espaces sociaux). Force est de constater, aujourd’hui, que sous l’effet de la mondialisation libérale les biens communs ont tendance (une tendance lourde) à être soustraits à la collectivité, cédés au privé, commercialisés. C’est Elinor Ostrom (prix Nobel d’économie 2009) qui contrairement à l’hypothèse de surexploitation des ressources communes ou « tragédie des communs » (Hardin, 1968), a montré que les formes de propriété et de gestion collective sont essentielles dans les économies d’aujourd’hui au même titre que le marché, les entreprises ou le secteur public. Le marché et l’État ne sont pas les seules formes possibles de coordination et d’organisation économique et sociale. Il existe des situations où l’auto-gouvernance (laisser les individus s’arranger entre eux et organiser par eux-mêmes leurs relations) est plus efficace que le recours à l’intervention publique ou le recours au marché.
Trois perspectives se dessinent en termes de développement : (i) repenser les droits de propriété sur la base de la variété et/ou hybridation des formes de propriété (public/privé/commun) ; (ii) dans la mesure où les communs concernent des systèmes de petite taille, prendre en compte le changement d’échelle (du local au régional puis au national) ; (iii) élaborer un dispositif permettant d’articuler les trois niveaux : le communs (la collectivité), le public (l’Etat) et le privé (le marché).
De ces développements, et en résonance avec la campagne de boycott qui bat son plein, on peut tirer trois enseignements : (i) l’eau, bien commun (comme l’éducation, la santé, le savoir), ne doit pas être privatisé ; (ii) le lait, produit de base (comme la farine, le sucre, l’huile) et indicateur de sécurité alimentaire, n’a pas à être laissé au capital étranger ; (iii) Le carburant, élément stratégique pour le fonctionnement de l’économie, son prix ne peut être fixé par le marché oligopolistique.
Je ne peux m’empêcher de souligner que, bien plus que l’actualité, la « réalité concrète » a fini par donner raison à « l’analyse concrète » du rapport élaboré en 2009 par un groupe de chercheurs de l’université marocaine sur une commande du gouvernement Abbas El Fassi et relatif à la « réforme du système de compensation » (Le Maroc solidaire. Projet pour une société de confiance, Editions Economie critique, Rabat, 2011, téléchargeable sur le site www.ledmaroc.ma). Rapport dont les conclusions ont été mises au rebut par le gouvernement Abdelilah Benkirane ayant préféré appliquer, sans sourciller, les recommandations de la Banque mondiale. Et voilà pourquoi votre fille est muette.
Les dualités du développement : (2) Etat vs marché (17 Avril 2018). Cette seconde « dualité du développement » est souvent mise en scène dans la théorie économique dans des termes qui ont varié au fil de l’histoire. Trois actes dans ce processus.
Acte 1 : l’Etat est le processeur du développement, le concepteur, le maître d’ouvrage, l’acteur quasi exclusif. La scène est primitive : il s’agit de mettre en place d’abord les fondations : les infrastructures physiques, les bâtiments et les travaux publics (routes, chemins de fer, ports, aéroports, etc.), les industries de base produisant les biens d’équipement, mais aussi les services sociaux et les équipements collectifs (écoles, hôpitaux, administration publique). Ce sont des investissements lourds, à maturité longue et à rentabilité sociale que seul l’Etat a la légitimité de mobiliser dans la mesure où il incarne l’intérêt général. Outre une vision stratégique et un cadre institutionnel incitatif, le secteur privé a besoin de ces « conditions initiales » pour investir et pour animer le marché. Celui-ci n’est pas un deux ex machina, mais une « construction » par les règles que, précisément, l’Etat fixe en fonction d’arbitrages entre équilibres partiels et équilibre général, entre préférences individuelles et choix collectifs, logiques privées et ordre public. Historiquement, l’âge d’or du marché correspond à la « Grande transformation » (Polanyi, 1944) du capitalisme qui s’est traduite, après la Seconde Guerre mondiale, par une coordination institutionnelle du marché visant à « faire sa place au marché » et à « maintenir le marché à sa place », selon la formule de A. Okun.
Dans les pays avancés, l’accumulation primitive du capital fut portée par l’Etat et l’extension du marché s’est faite sur les « préalables » du développement, en aval du processus d’accumulation du capital, un processus initialisé, conduit, coordonné, régulé par l’Etat.
Au Maroc, l’Etat a joué, au lendemain de l’Indépendance, le rôle d’acteur principal du développement, d’investisseur stratégique, de catalyseur du secteur privé, d’organisateur du marché. La stratégie de l’Etat, dont la loi de la marocanisation constitue un moyen explicite, fut de se faire relayer, à terme, par le secteur privé (on a parlé d’Etat-relais). Mais, on le sait, la marocanisation a échoué à faire émerger une classe d’entrepreneurs capables de promouvoir un capitalisme national, car, comme on dit, « la plus belle femme du monde ne peut donner que e qu’elle a ».
Acte 2. Le marché, de par sa nature, tend vers l’illimitation, il déborde, fonctionne au-delà des règles et des institutions qui tendent à en freiner la dynamique. L’inflexion libérale des années 1980 a fait reculer l’Etat jusque dans ses derniers retranchements que sont les fonctions régaliennes les plus restreintes. Pour assurer la suprématie du marché, les institutions financières internationales ont fait un travail de sape contre le principe de l’Etat-nation en commençant par le « maillon faible », c’est-à-dire l’Etat au sein des pays en développement. Ce ne fut pas sans crises économiques et sans déficits sociaux que les programmes d’ajustement structurels ont fini par être appliqués par l’Etat contre l’Etat. En dépit d’une « décennie perdue » en termes de développement, le processus de libéralisation ne s’est pas moins poursuivi au pas de charge au cours des années 1990 pour plus de marché et moins d’Etat. Aujourd’hui, la pauvreté, l’exclusion, les vulnérabilités, les inégalités, les pénuries humaines, le chômage, la menace écologique, etc. sont des problèmes sans précédent ; bref, le marché est roi, mais le roi est nu.
Acte 3. Retour à l’Etat, retour de l’Etat. L’échec du marché tient à son euphorie et à ses « exubérances irrationnelles », selon la formule Alan Greenspan, notamment dans le domaine financier, faute précisément de régulation par l’Etat. Mais en termes de développement humain et durable, le « tout marché » s’est avéré encore plus dévastateur. On peut lire, aujourd’hui, et aujourd’hui seulement, dans la « littérature grise », qu’il existerait une corrélation entre état de sous-développement et Etat défaillant. Le zéro Etat est synonyme d’ « état de nature » et le « tout marché » peut mener à « la guerre de tous contre tous ». Il n’est jamais trop tard de bien lire Hobbes. Le « Léviathan » ce n’est pas ce que croient les ennemis de l’Etat, mais la traduction rationnelle d’un « contrat social », d’une relation d’agence. Car seul l’Etat est de nature à résorber les pénuries humaines et à juguler les goulots d’étranglement liés aux dysfonctionnements du marché. C’est l’Etat et non le marché qui est mandaté pour satisfaire les besoins essentiels de la population, produire les biens collectifs, prendre en charge les coûts sociaux, gérer les externalités, éluder « la tragédie des communs » (Hardin, 1968).
Les dualités du développement : (1) Facteurs internes vs facteurs externes (2 Avril 2018). A la suite de mon blog précédent, j’ai reçu quelques commentaires sur les « facteurs externes » dont j’aurai négligé, en citant Abdelaziz Belal, l’efficace qu’ils produisent sur le développement national. Dont acte.
A. Belal souligne, en effet, que « le développement n’est pas possible sans l’élimination des blocages sociaux, politiques et idéologiques qui l’entravent ». Mais il ajoute : « c’est-à-dire de la domination externe-interne qui ronge et inhibe les formations sociales périphériques ». Je n’ai pas reproduit cette dernière précision parce que je cherchais surtout à mettre la focale sur les « facteurs internes » (la domination interne) bien que, comme le note l’auteur, la domination est tout à la fois interne et externe. Il s’agit d’une vieille querelle théorique : d’aucuns (théorie de la dépendance) faisant du procès du sous-développement une conséquence historique de l'extraversion économique des pays sous-développés et de leur satellitisme, notamment commercial et financier, par rapport à la métropole. D’autres privilégiant l’explication par les limites des « structures productives » internes et l’incapacité intrinsèque du capitalisme périphérique à déboucher sur le développement économique et social. L’échange inégal dans un cas, le développement inégal dans l’autre. Rosa Luxemburg versus Lénine.
Pour A. Belal, le phénomène de la dépendance prend racine, au cours de la trajectoire coloniale, de façon synchrone avec le procès du sous-développement qui est alors appréhendé dans la sphère productive comme le résultat historique du développement inégal (Amin, 1973), à travers un mécanisme d'extorsion et de transfert de la plus-value de la périphérie vers le centre, faisant perpétuer l'accumulation à l'échelle mondiale (Amin, 1970, 1973; Frank, 1966, 1968). En référence aux travaux de A. O. Hirshman (1958) et de E. Gannagé (1962), il met en évidence, sous le Protectorat, une insuffisance des "effets multiplicatifs" directs et indirects des investissements dans les infrastructures. Insuffisance qui s'explique notamment par "l'exportation" des phénomènes de multiplication et d'induction : "Dans les conditions de l'économie politiquement dépendante, les effets multiplicatifs directs et indirects de l'investissement ne jouent que très faiblement ou pas du tout" (1965, p. 162). L'épargne se trouve "projetée en permanence vers l'extérieur" transférant ainsi à l'étranger le mécanisme d'"accélération" de l'investissement.
Belal a eu, donc, tout à fait raison de porter l’emphase sur la dépendance externe dans un contexte où le Maroc faisait ses premiers pas dans le processus de l’indépendance économique (gouvernement Abdellah Ibrahim).
Aujourd’hui, on est en droit, sans occulter ni minimiser le poids des facteurs externes (la mondialisation étant, au contraire, le vecteur par excellence de la domination externe et le stade suprême de l’impérialisme), de réaffirmer le rôle qui incombe aux pouvoirs publics de peser dans la conception d’une stratégie de développement national, d’infléchir les tendances imprimées par la mondialisation libérale au cours de l’économie nationale, voire de soustraire, dans une large mesure, la décision aux institutions financières et aux cabinets d’études nternationaux.
La marge de manoeuvre des Etats nationaux est, certes, devenue fort étroite sous l’assaut de la mondialisation, mais le politique n’est pas pour autant totalement dépourvu de moyens d’action souveraine sur l’économie et sur les modes d’insertion dans le régime international. Les facteurs internes ne sont pas irrémédiablement neutralisés par les facteurs d’ordre externe, voire dans la dialectique des topiques du développement, ce sont les premiers qui, en dernière instance, sont déterminants. Comme le montre la métaphore de « l’œuf et de la pierre » (Mao tsé Toung, « De la contradiction »), « l’œuf qui a reçu une quantité appropriée de chaleur se transforme en poussin, mais la chaleur ne peut transformer une pierre en poussin, car les bases sont différentes ». Les « bases », c’est-à-dire les « facteurs internes ».
Le « nouveau modèle du développement marocain » selon Abdelaziz Belal (20 Mars 2018). Qu’aurait pu être la contribution de Abdelaziz Belal au débat actuel sur le « nouveau modèle du développement marocain »? Faisons du contrefactuel pour tenter de trouver une “réponse” dans ses deux livres fondamentaux : L'investissement au Maroc (1968) et Développement et facteurs non économiques (1980). Le premier livre définit une « théorie générale du développement » : investissement matériel dans les fondamentaux économiques (infrastructures de base, industrialisation, développement agricole, modernisation de l'artisanat) à partir d'un taux suffisant d'épargne nationale et d'un niveau optimal de consommation de masse.
Le processus strictement économique du développement implique, d'une part, une articulation structurelle de l'agriculture et de l'industrie, et de l'autre des relations organiques d'échange entre les industries lourdes (section de production des biens d'équipement) et les industries légères (section de production des biens de consommation).
Ce sont les dynamiques internes, la diversification et la sophistication du système productif national, la convergence des politiques publiques et des stratégies privées nationales qui favorisent l'insertion active dans le régime international et contribuent à améliorer les conditions d'attraction des investissements directs étrangers et non l'inverse.
La perspective institutionnaliste, en creux dans l'investissement, occupe une place centrale dans Développement et facteurs non-économiques dans la mesure où l’investissement institutionnel et culturel, on dit aujourd’hui investissement immatériel, sont les « facteurs non économiques » du développement humain et inclusif : « le développement, tel que nous l’entendons, au sens d’un processus cumulatif socialement maîtrisé et continu de croissance des forces productives, englobant l’ensemble de l’économie et de la population, à la suite de mutations structurelles profondes permettant la mise au jour de forces et de mécanismes internes d’accumulation et de progrès, n’est pas possible sans l’élimination des blocages sociaux, politiques et idéologiques qui l’entravent (…). Ce qui signifie, en bref, la réalisation d’un processus de libération nationale authentique et de révolution sociale profonde dans les structures socio-économiques, les rapports sociaux et les valeurs idéologiques et culturelles- et sa consolidation persévérante à travers le temps » (Belal, 1980, p. 98).
Le design d’une «stratégie souhaitable du développement » doit s’articuler autour de la « nécessité et possibilité d’un taux élevé d’accumulation » est de nature à engendrer un « processus de progression géométrique par réinvestissement continu du capital récupéré ». Une telle « accumulation de départ » ouvrant la « voie à la croissance auto-entretenue » assigne un rôle secondaire à l’aide étrangère.
Le chapitre 4 intitulé « Transformation des structures et maximisation des effets multiplicatifs de l’investissement » se décline comme un programme structural : transformation des rapports externes et internes de l’économie et de la société, création d’une organisation économique et sociale d’un type nouveau, c’est-à-dire en mesure d’assurer à la fois la diffusion du progrès, l’harmonisation nécessaire de la centralisation et de la décentralisation, de la discipline et de la libre initiative et, last but not least, conciliation des impératifs d’efficacité économique et de justice sociale.
L'intervention de l'Etat, barycentrique dans toute stratégie nationale de développement, se manifeste à travers le rôle dirigeant du secteur public. Cinq raisons plaident en faveur de cette option (p. 377-378) : (i) Seul l'Etat peut réunir les fonds d'accumulation de "départ", par la mobilisation et la centralisation de la majeure partie du surplus ; (ii) L'industrie privée ne crée pas de pôles de croissance ; (iii) L’intégration intersectorielle et territoriale s'exprime par la combinaison organisée, dirigée et entretenue des deux types d'investissement (hautement capitalistique et faiblement capitalistique) et par la distribution des pôles de croissance à l’échelle du territoire national ; (iv) Le maintien d'un taux élevé d'investissement tout au long du processus de développement ; (v) enfin, le développement économique étant l'affaire de toute la nation, l'investissement public peut être également un moyen de répartir équitablement les charges et les fruits du développement entre les différentes classes sociales.
Au total,la « stratégie souhaitable du développement » se déploie à travers un design qui est « à la jonction de l’économique, du sociologique et du politique », attribuant une « importance décisive » à « l’encadrement politique » et à « la participation active des masses ».
Préconisé il y a 50 ans, le modèle ne semble pas avoir pris une ride.
Bank Al-Maghrib : les « constantes vitales » à ne pas déprécier (19 Février 2018).
Une mise en perspective historique de l’action de Bank Al-Maghrib fait apparaître une série de « constantes vitales » définissant un processus évolutionnaire intégrant l’apprentissage, l’adaptation, l’optimisation et l’anticipation, qui ont fondé, jusqu’ici, une certaine efficacité institutionnelle de ses politiques. Ces « constantes vitales » sont la souveraineté, la cohérence temporelle, la prudence.
La souveraineté d’abord, dont on trouve une traduction dans les politiques que la Banque centrale applique depuis l’Indépendance, est consubstantielle à la monnaie elle-même considérée comme souveraine, c’est-à-dire gouvernant, au-delà des rapports économiques et des marchés financiers, les relations sociales et la cohésion sociale (M . Aglietta et A. Orléan éd., La monnaie souveraine, Odile Jacob, Paris, 1998). Sur un plan plus fondamental, la monnaie incarne la souveraineté nationale et constitue un curseur important de l’indépendance du pays. On se souvient de la décision prise sous le gouvernement Abdellah Ibrahim de créer Bank Al-Maghrib (Dahir du 30 juin 1959) et d’opérer le décrochage de la monnaie nationale par rapport au franc français comme d’une décision de souveraineté, comme un acte d’indépendance économique du pays.
La souveraineté monétaire évolue dans le temps et en fonction des pays. Il existe une pluralité de régimes de souveraineté monétaire et son effectivité n’est plus fonction de la focalisation sur les instruments de la monnaie nationale. Toutefois, si la politique monétaire, la politique de change et la convertibilité ont fortement évolué depuis quelques décennies, le principe d’exclusivité monétaire nationale, quant à lui, demeure et ne semble pas remis en cause.
Le passage du Maroc au régime de taux de change ne doit pas signifier un rognage des missions fondamentales et classiques Bank Al-Maghrib : contrôler la masse de monnaie en circulation, superviser la politique monétaire, réguler le fonctionnement des banques et leur solvabilité, gérer les réserves en devises et en or du pays, prêter en dernier ressort en cas de défaut de liquidité des banques, fixer le taux d’intérêt directeur et continuer d’agir sur l’économie et de juguler les exubérances irrationnelles du marché.
Ne faisant que « boucler la boucle » et mener ainsi à son terme le processus de libéralisation de l’économie nationale, en acte depuis au moins la mise en œuvre du Programme d’ajustement structurel en 1983, la flexibilisation du régime de change s’avère, du point de vue de la Banque centrale, sinon justifiable, du moins défendable. En effet, un régime de change flexible serait, d’abord, susceptible d’accroître l'efficacité de la politique monétaire, de maîtriser davantage les canaux de transmission et d’améliorer la capacité d’absorption des chocs exogènes. Ensuite, l’objectif de ciblage de l'inflation poursuivi ne pourrait être atteint sans un régime de change flexible. Enfin, l'ouverture du compte capital supposerait une flexibilisation du régime de change.
Dans le cas du Maroc, où la Banque centrale, autonome depuis 2006, a opté pour la règle de Taylor (lien entre taux d’intérêt d’une part, taux d’inflation et écart entre Pib et Pib potentiel de l’autre), tout dépend de l’impact des variations du taux de change sur les prix locaux : seul un pass-through faible peut assurer, peu ou prou, la stabilité des prix.
Ce qui, à tout le moins, ne va pas de soi compte tenu à la fois des fragilités macroéconomiques du Maroc, de ses vulnérabilités à l’international et de la volatilité des prix des produits qui pèsent lourd dans notre balance commerciale. Mais, faut-il le rappeler, il n’y a pas que la politique monétaire pour faire une macroéconomie en général et une macroéconomie du développement en particulier.
La cohérence temporelle ensuite. L’efficacité des politiques macroéconomiques suppose, en effet, leur complémentarité, voire leur convergence. Ce qui limite souvent le caractère optimal des politiques économiques, et réduit leur effectivité c’est, entre autres, le décalage entre les maturités : celle du gouvernement, d’une maturité de court terme, a trait à la conjoncture, en revanche celle de l’Etat s’inscrit dans le long terme et concerne les décisions stratégiques qui ne doivent pas céder aux aléas des « alternances » politiques et ne doivent pas se plier aux enjeux électoralistes des majorités gouvernementales. Car, dans la pratique, comme le soulignent (Kyland et Prescott) le choix d’une « politique pour la situation en cours » est amené à « évoluer vers une politique cohérente à défaut d'optimale.»
C’est l’interdépendance entre les variables monétaires, financières et budgétaires qui justifie la convergence des politiques macroéconomiques et la coordination des interventions publiques, ce qui nécessite une concertation étroite et une coopération congruente entre les différentes instances de la décision publique, en l’occurrence entre le gouvernement et la Banque centrale.
Si la politique budgétaire relève pleinement de l’action du gouvernement, Bank Al- Maghrib peut, depuis la réforme de 2006, concevoir la politique monétaire du pays en toute autonomie par rapport au gouvernement, c’est-à-dire sans se « caler » sur l’agenda propre à la majorité gouvernementale et sur ses enjeux politiques. En sanctuarisant le principe de la discipline budgétaire dans la limite de 3%, la Constitution de 2011 octroie à la Banque centrale un pouvoir discrétionnaire en matière de financement du déficit budgétaire et de soutenabilité de la dette publique.
Toutefois, l’autonomie de la Banque centrale ne doit pas se traduire par sa transcendance par rapport à l’Etat de droit, ni par sa primauté eu égard au principe démocratique. Le pendant de l’indépendance de Bank Al-Maghrib et de sa légitimité nationale se trouve, outre la concertation et la coopération avec le gouvernement, dans le principe de responsabilité, la Banque centrale devant présenter ses choix en matière de politique monétaire et rendre compte de ses décisions devant le pouvoir législatif. L’efficacité de la politique macroéconomique, comme sa crédibilité, est en lien étroit avec l’adhésion des acteurs économiques en particulier et la confiance de la population.
La prudence enfin. Les simulations faites sur le Maroc préconisent une approche de la réforme fondée sur le principe de la prudence et privilégiant la progressivité dans la mise en œuvre. Ce qui se traduit, dans une première étape et avant le passage à la flexibilité totale, par un régime de change intermédiaire (couplage de la règle de Taylor avec l’objectif taux de change) avec une parité glissante et des bandes étroites permettant de juguler le risque de spéculation et de contenir la volatilité du taux de change dans des limites étroites (±2,5% contre ±0,3% auparavant). Spinoza utilise le mot Caute qui veut dire « méfie-toi », « sois prudent ». Une recommandation que Bank Al-Maghrib se doit d’adopter, en général et à l’occasion de cette réforme en particulier, comme une last but not least « constante vitale ».
L’hybris économique (5 Février 2018).
La rationalité est un concept fondateur de l’économie néoclassique. Les comportements d’un agent, quel qu’il soit, où qu’il soit sont des comportements gouvernés par la raison. L’agent sait ce qu’il veut, ce qu’il désire, il a des préférences, les informations sont à sa disposition, il calcule, il sait faire les calculs les plus compliqués en temps réel. Grâce à son calcul hédoniste, il peut maximiser sa fonction utilité, prendre une décision optimale fondée sur un choix rationnel d’une rationalité absolue.
Cette hypothèse de rationalité absolue, toutefois, n’a pas été sans conduire à des comportements individuels et/ou collectifs dont les conséquences se sont avérées, pour le moins, aberrantes, excessives, contreproductives, voire catastrophiques. Bref, irrationnelles. Le rationnel peut donc porter l’irrationnel comme la nuée porte l’orage.
Chez les Grecs la notion d’hybris signifie démesure à la quelle peut pousser une passion violente et, de ce fait, elle était considérée comme un crime. Dans le domaine de l’économie, l’action humaine, quand elle est mue par l’hybris, comporte des risques plus ou moins probabilisables, d’échelle plus ou moins systémique. Aujourd’hui les corrélations positives entre le modèle productiviste, le développement non durable, les activités de surpêche, les processus anthropiques conduisant à la dégradation morphologique des côtes et à la submersion marine, d’une part, le réchauffement climatique, la pollution issue de la terre, les pressions exercées sur les océans, sur les écosystèmes marins d’autre part sont bel et bien établies. Par conséquent, il faut pour mettre un terme à l’hybris économique et pour freiner « l’arraisonnement de la nature », cette « illusion nietzschéenne » (Heidegger), il faut donc changer de perspective et s’engager sur le nouveau sentier déjà à l’œuvre, le sentier du développement humain et durable. Doté généreusement en capital naturel, le Maroc devrait conjuguer une double transition : vers l’« économie verte » (protection de l’environnement) et vers l’« économie bleue » (conservation et restauration des écosystèmes côtiers et marins). Ce changement de cap stratégique suppose une « croyance commune », publique et privée, que le jeu de la soutenabilité est un jeu à somme positive, un jeu de nature coopérative, ancré dans des processus participatifs, avec des enjeux communs, où l’hybris s’avère, tout compte fait, contreproductive. En effet, comme le souligne Pierre Bourdieu (Raisons pratiques, Seuil, coll. Points, 1996, p. 153), l’intérêt, réductible à l’intérêt matériel, est une croyance, une illusio (le mot renvoie au jeu), c’est-à-dire « le fait d’être pris au jeu, d’être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou, pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer».
La carte et le territoire (22 Janvier 2018).
La science économique se développe et progresse non pas verticalement mais horizontalement (D. Rodrik, Peut-on faire confiance aux économistes ? Réussites et échecs de la science économique, Editions Deboeck Supérieur, 2017).Verticalement, on passe d’un paradigme à un autre (au sens de T. Kuhn) lorsque le « noyau dur » théorique est remplacé par un autre. Dans l’histoire longue de la science économique, il y a eu une remise en cause des fondements du modèle néoclassique par la « critique de l’économie politique » engagée par Marx, qui fut vite neutralisée, précisément par un développement de type horizontal du modèle standard, c’est-à-dire par le desserrement de ses hypothèses secondaires et l’extension de son cadre, de son domaine, de ses méthodes : de la concurrence parfaite on est passé au monopole et au duopole (Bertrand et Cournot), puis, en introduisant l’asymétrie de l’information (Spence, Stiglitz et Akerlof), à la concurrence imparfaite, monopolistique et, aujourd’hui, les « limites de la rationalité » sont de plus en plus prises en charge par l’économie comportementale, cognitive et neuronale.
Paradoxalement, c’est au moment où la théorie standard prend acte de ses distorsions par rapport à la réalité que, au nom de la « rigueur scientifique », elle connaît une véritable dérive scientiste, la modélisation et la formalisation devenant la finalité et non le moyen et l’outil.
Dans certains travaux, notamment au Maroc, une telle dérive prend des accents caricaturaux, les résultats des modèles et des logiciels prêts à l’emploi s’avérant, souvent, en porte-à-faux par rapport à la réalité vécue de l’économie nationale. Certes, entre le réel et la représentation du réel, il y a une différence de niveau : le modèle économétrique n’est qu’un résumé, une synthèse, un fait stylisé (N. Kaldor) de la société qui, elle, est vaste, complexe, insaisissable et irréductible à quelques paramètres et spécifications.
Dans « De la rigueur de la science » (Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999), J.L. Borges utilise la métaphore de la carte et le territoire pour montrer les limites, le caractère superflu, impraticable, voire inutile de la reproduction grandeur nature de la réalité. Il est, dès lors, plus réaliste d’utiliser la réalité en lieu et place du modèle, d’utiliser le « territoire lui-même », « comme sa propre carte » pour reprendre les termes du dialogue imaginé par Lewis Carroll (Oeuvres, tome 2, Paris, Laffont, 1989, p. 15-16) :
« C’est une autre chose que nous avons apprise de votre Nation », dit Mein Herr,
« la cartographie. Mais nous l’avons menée beaucoup plus loin que vous. Selon vous, à quelle échelle une carte détaillée est-elle réellement utile ? »
« Environ six pouces pour un mile. »
« Six pouces seulement ! » s’exclama Mein Herr. « Nous sommes rapidement parvenus à six yards pour un mile. Et puis est venue l’idée la plus grandiose de toutes. En fait, nous avons réalisé une carte du pays, à l’échelle d’un mile pour un mile ! »
« L’avez-vous beaucoup utilisée ? » demandai-je.
« Elle n’a jamais été dépliée jusqu’à présent », dit Mein Herr. « Les fermiers ont protesté : ils ont dit qu’elle allait couvrir tout le pays et cacher le soleil ! Aussi nous utilisons maintenant le pays lui-même, comme sa propre carte, et je vous assure que cela convient presque aussi bien. »
« Il n'y a qu’un seul monde, écrit Nietzsche, et il est faux, cruel, contradictoire, séduisant et dépourvu de sens. Un monde ainsi constitué est le monde réel. Nous avons besoin de mensonges pour conquérir cette réalité, cette « vérité ». De la même manière, les économistes ont besoin de modèles pour appréhender la réalité. Mais, en matière de développement, il vaut mieux utiliser le territoire si on ne veut pas « cacher le soleil » et désespérer les « fermiers ».
Où le développement des terroirs n’est pas le développement par les terroirs (Mercredi 1 Novembre 2017).
L’expérience marocaine en matière de développement des terroirs est largement analysée, à côté d’autres expériences, dans l’ouvrage collectif Terroirs du Sud, vers un nouveau modèle ? Une expérience marocaine (sous la direction de M. Berriane et G. Michon, édition IRD et FLSH de Rabat).
Je voudrai souligner brièvement, à la marge de l’ouvrage, trois séries de questions :
La première a trait à la pertinence du concept de terroir le quel prend, selon les disciplines, des significations plus ou moins différentes, eu égard à la réalité du Maroc. Est-ce qu’on est en présence d’un concept importé ? S’agit-il d’une nouvelle trajectoire liée à la mondialisation ? Est-ce que le « retour aux terroirs » est une forme de protection, d’aide aux catégories de populations du Pilier 2 du Plan Maroc vert ? Ou bien, comme d’aucuns le soutiennent, ce n’est qu’une modalité de soumission l’agriculture traditionnelle à la logique implacable du marché et d’expropriation du savoir paysan, ce qui a pour conséquence de reproduire les mêmes rapports d’exploitation des populations rurales et de les maintenir dans mêmes difficultés structurelles.
Le transfert au Sud de concepts et de dispositifs forgés et expérimentés au Nord est-ce la panacée ? Pourquoi ne pas faire confiance, précisément, au savoir traditionnel local et compter sur les mille et une micro innovations, sur les innombrables « bonnes pratiques » moléculaires construites, au fil de l’histoire, au sein du monde rural.
La seconde question concerne les formes de propriété que le terroir implique : à côté de la propriété privé et de la propriété publique, une tradition rurale au Maroc s’est développé, avant le Protectorat, autour du « commun » (ou Jmâa) dans la production, la répartition, comme dans le processus de prise de décision. Comment s’articulent aujourd’hui ces trois catégories de droits par rapport au terroir lui-même inséré dans une pluralité d’espaces, de logiques, de modes de gestion, etc.
Enfin, la question des liens avec le développement, car il s’agit de deux niveaux différentes : micro d’un côté, macro de l’autre, local/national, marchand/non marchand, concurrentiel/coopératif, etc. Y a-t-il entre les deux niveaux complémentarité organique, ou agrégation structurelle, ce qui ne fait qu’ajouter à la dualité d’autres dualités? Le développement des terroirs peut-il enclencher une dynamique de développement par les terroirs ? Quelle réponse peut apporter le terroir à l’injonction royale relative aux échecs du modèle de développement à l’œuvre au Maroc ? Peut-on parler du terroir, ainsi que s le suggère le livre, comme d’un « nouveau modèle pour (re) penser les territoires ruraux autrement qu’à travers le prisme de l’agriculture intensive » ? Est-ce qu’il n’y a pas une sur conceptualisation de quelque chose qui, sans être un savoir mineur, n’est pas non plus la voie royale vers le développement ?
Le procès du développement (Entretien par Imane Bouhrara pour Finances News Hebdo (Mardi 24 Octobre 2017)
Quels enjeux doit-on prendre en considération dans la mutation vers un nouveau modèle marocain de développement, l’actuel ayant atteint ses limites ? Faut-il sortir des sentiers battus et explorer de nouveaux modes de pensée et de théories ?
On peut soutenir que les limites de ce que vous appelez le « modèle » marocain actuel tiennent, en grande partie, à la conception des politiques de développement, c’est-à-dire aux « expériences de pensée » qui les fondent. En économie, notamment, les théories ne sont ni neutres, ni objectives. Elles participent souvent d’un parti pris théorique, traduit en choix politique. Le Maroc a opté dès l’indépendance pour un modèle libéral de développement en opérant une bifurcation par rapport à la stratégie de développement contenue dans le Plan quinquennal 1960-1964 élaboré sous le gouvernement Abdellah Ibrahim. Les réformes qui ont été entreprises par la suite s’inscrivent toutes, sans exception, dans cette logique libérale, le programme d’ajustement structurel de 1983 constituant dans cette trajectoire un point d’inflexion avec changement de concavité.
Par conséquent, s’il faut aujourd’hui désigner un « coupable », au plan théorique, des dégâts et des gâchis, notamment au plan social, qui ont été pointés du doigt, c’est du côté du modèle standard qu’il faut chercher. Depuis l’indépendance, le Maroc applique de façon constante les « recettes » des institutions financières internationales, ces dernières ne peuvent dès lors, sans indécence, s’exonérer d’une part de responsabilité dans l’échec du « modèle » qu’elles « recommandent » et vendent avec force conditionnalités sonnantes et trébuchantes.
Faut-il, comme vous le dites, sortir de ces « sentiers battus » et explorer de nouvelles « expériences de pensée » ? La réponse est oui, si l’on veut considérer l’intérêt national avant toute chose. La prise en compte de l’intérêt national, qui est l’enjeu primordial, invite à adopter, ici et maintenant, une démarche réflexive eu égard aux « modèles » standards, prêts à porter, pour les quels les pouvoirs publics semblent éprouver une préférence intrinsèque, presque un « désir mimétique » au sens de René Girard. Persévérer dans la « pensée unique » relève, suite au dernier discours royal, d’un phénomène d’aveuglement coupable.
Le discours royal a mis l’accent sur la nécessité de la refonte du modèle économique tel qu’il est actuellement basé sur la demande intérieure. Ne pensez-vous pas que le Maroc a, néanmoins, réalisé une transformation de son modèle à travers l’industrialisation, l’émergence de nouveaux métiers mondiaux, l’essor technologique, etc.?
Soyons clairs. Etablir aujourd’hui un constat d’échec du « modèle » (j’insiste sur les guillemets) de développement à l’œuvre, ne signifie pas qu’il faille, pour autant, faire table rase et s’évertuer à inventer un modèle alternatif. Les politiques économiques menées jusqu’ici n’ont pas été sans effets, sans conséquences, elles ont produit des irréversibilités et créé ce qu’on appelle, dans le jargon, une « dépendance du chemin ». Par conséquent, les ruptures radicales ont un coût qui peut être incommensurable. L’héritage remonte, pour ce qui concerne du moins certains processus structurels, à l’Indépendance, voire au Protectorat. L’essentiel de la base industrielle dont s’est doté le Maroc fut le résultat des premiers Plans de développement nationaux, en particulier le Plan 1960-1964. Il n’est pas inutile de revenir aux débats des années 1960-70 relatifs à l’alternative industrialisation lourde versus industrialisation légère. L’Algérie ayant opté, à l’époque, en faveur de la première variante, le Maroc pour la seconde, les deux choix vont déboucher, on le sait aujourd’hui, sur un « optimum de second rang » et, in fine, sur des situations d’involution. Le développement n’est ni unaire, ni binaire, mais c’est un processus complexe, multidimensionnel, composite, cumulatif. C’est aussi un processus évolutionnaire, se faisant par apprentissages successifs.
Vous faites allusion au Plan Emergence et à la Politique d’accélération industrielle, on peut évoquer aussi les autres plans, programmes, chantiers ou visions (Maroc vert, Plan énergétique, Halieutis, Maroc Numéric, etc.). Ce sont des plans sectoriels pour des équilibres partiels, qui créent peu de liens inter sectoriels et génèrent de faibles « externalités positives ». En revanche, le développement vise l’équilibre général, ce qui exige une conception holistique, matricielle et coordonnée des stratégies de développement. Dès lors, loin d’être un gadget ou une technique dépassée, la planification stratégique est au cœur des politiques de développement, sans elle il n’y a guère de vision, guère de tableau de bord, le pilotage de l’économie se faisant à vau-l’eau, au gré des aléas du marché et des volatilités liées à la conjoncture. La planification stratégique c’est non seulement le « design » de la politique du développement et sa grammaire, c’est aussi son principe procédural, la condition de sa faisabilité. Avec la planification stratégique, le développement devient une pragmatique.
Justement, dans quelle mesure la mise en cohérence de tous ces chantiers peut-elle contribuer à dessiner les contours d’un modèle de croissance et de développement efficient ?
Aujourd’hui, on assiste à un méli-mélo de projets et de programmes avec des objectifs qui tirent à hue et à dia. L’incohérence temporelle des politiques mises en œuvre est patente : le court terme s’y trouve en dissonance flagrante et permanente avec le long terme. A maintes reprises, le Roi a souligné les biais de convergence qui sont liés aux défauts de coordination et aux dysfonctionnements de la gouvernance avec les résultats inattendus que des observateurs de la vingt cinquième heure feignent tout juste de découvrir. Pourquoi cette incapacité à mettre en correspondance de phase l’ensemble des réformes ? Qu’est ce qui explique l’écart entre les objectifs et les moyens, les investissements et les rendements, les coûts et les performances ?
Toutes ces questions renvoient, encore une fois, à la conception du développement, au « modèle » sous-jacent aux réformes. Lorsque les décisions sont prises, ce qui est souvent le cas, sur la base de l’expertise technocratique internationale, institutionnelle et/ou privée, il ne faut pas s’étonner des « ratés du développement », des « effets pervers » et des captations du « ruissellement ». Le développement est, en effet, une affaire trop importante pour en confier la définition à l’expertocratie, qui plus est étrangère.
L’élaboration d’une stratégie du développement national doit procéder d’une démarche compréhensive, empathique que seules les parties prenantes, c’est-à-dire les différentes composantes de la nation (cadres de l’administration, académiciens, chercheurs, experts publics, partis politiques, syndicats, société civile, etc.) ont les qualités requises et la légitimité nécessaire pour le faire comme il se doit. C’est cette approche démocratique, participative, constructiviste, fondée sur des choix théoriques et méthodologiques appropriés, qui doit prévaloir de l’amont vers l’aval, pour entériner le « nouveau consensus national » qui s’est dégagé ces dernières années autour des principes d’efficience économique, de qualité des institutions, de transparence, de responsabilité, de justice sociale, d’inclusion, de solidarité, de durabilité. Loin d’être exclusifs, tous ces principes, qui trouvent, dans notre pays, une résonance à la fois sociale, culturelle et historique, doivent être mobilisés, en même temps, pour promouvoir, dans une dialectique qui relie et intègre (selon une terminologie due à Paul Ricoeur), un processus vertueux de développement endogène, cumulatif et autocentré.
Pour repenser le développement, beaucoup estiment que cela passe par la qualité des institutions mais aussi par le rôle régalien de l’Etat. Dans cette aspiration à un nouveau modèle économique quelle place de l’Etat et de son mode d’intervention?
L’Etat est l’agent principal du développement, c’est une leçon importante de l’histoire longue. La Constitution de 2011 recontextualise le rôle de l’Etat en termes stratégiques et polarise ses modes d’intervention autour du « droit au développement ». De ce point de vue, force est de constater que l’engagement de l’Etat sur ce sentier reste inhibé pour plusieurs raisons. Je me limiterai à une seule de ces raisons pour faire vite : le développement exige une verticalité du mode développement et de sa régulation par l’Etat. Or en dépit du flou constitutionnel, la double structure exécutive permet de distinguer, au-delà des fonctions régaliennes classiques de l’Etat, deux niveaux. Le premier est le niveau stratégique qui est un niveau holistique. Il concerne le mode de développement lequel englobe ce qu’on pourrait appeler les invariants du développement, c’est-à-dire l’ensemble des principes qui s’inscrivent dans le long terme et sur les quels il faut, au préalable, un consensus national : cadre institutionnel, planification stratégique, satisfaction des besoins de la population en éducation, santé, logement et emploi, infrastructures, industrie de base, sécurité alimentaire, stabilité macroéconomique, efficience économique, justice sociale, inclusion, savoir, innovation, recherche et développement, etc.
C’est à ce niveau que le cap est fixé, la vision définie et que sont déterminées et planifiées les grandes options, les priorités et que sont identifiées les ressources. Comme il s’agit d’objectifs stratégiques de long terme, seule une démarche participative et délibérative est de nature à favoriser l’adhésion et la mobilisation de la population autour de la vision et à lui octroyer une base de légitimité.
Le second niveau est celui des politiques dédiées à la mise en œuvre, au cours du mandat gouvernemental, du régime de croissance : politique budgétaire, monétaire, fiscale, programmation des investissements et des incitations, organisation de la concurrence, gestion des services publics, etc. Ce niveau n’est pas moins décisif dans la mesure où c’est le gouvernement qui donne de l’effectivité aux choix stratégiques et qui traduit les objectifs dans le quotidien des gens. Par conséquent, l’action du gouvernement ne doit pas être en discordance par rapport aux choix stratégiques. Elle doit réaliser, de façon constante, les appariements et les ajustements nécessaires entre les objectifs et les moyens.
Aujourd’hui, comment se hiérarchisent les priorités du développement : croissance, équité sociale, qualité des institutions, régionalisation avancée ?
S’il faut dire d’un mot la finalité du développement, c’est le bien-être pour l’ensemble de la population, en particulier pour les catégories défavorisées. Au sein de l’économie moderne, la production de richesse, matérielle et immatérielle, est davantage fonction de la qualité du capital humain, du potentiel en termes d'innovation, de l'état des droits. L’éducation, la santé de base, le logement et l’emploi forment non seulement le socle irréductible de biens premiers (au sens de la théorie de la justice), mais c’est aussi et surtout la voie vers le bien-être général et le principe procédural du développement auto-entretenu. La croissance économique est induite par ce socle de priorités. L’efficience ne va pas sans équité, les inégalités sont un frein et la qualité des institutions constitue, on le sait depuis Ibn Khaldûn, une condition de la civilisation matérielle. La démocratie, la bonne gouvernance, la confiance, la participation sont ce que Abdelaziz Belal appelle les « facteurs non économiques du développement. Le développement doit donc « marcher sur ses deux jambes » : d’une part, les grands programmes sectoriels, les autoroutes, le TGV, la transition écologique. De l’autre, la « couverture des coûts de l’homme » (François Perroux), le renforcement des capacités humaines, l’inclusion, etc., autant de besoins stratégiques que, théoriquement, l’INDH a vocation à satisfaire. Une « bonne initiative » qui, on peut le déplorer, a été réduite dans sa substance par de « mauvaises pratiques ».
Et la régionalisation avancée ? Quelle place dans le développement ?
Il faut repenser le mode du développement dans une optique tenant compte de la géographie variable qui caractérise le Maroc. Le design territorial doit combiner un double dispositif :
- Un dispositif générique englobant les principes stratégiques du mode développement qui doivent se décliner de façon transversale sur l’ensemble des territoires. Le dispositif doit articuler les modalités « Top down » (politiques générales) et « Bottom-up » (interventions ciblées). Les premières sont justifiées, notamment pour certains secteurs (infrastructures, transport, logistique), par l’importance des coûts fixes et des effets multiplicatifs des investissements.
- Un dispositif dédié comportant des stratégies spécifiques et plus ciblées en fonction des niveaux de développement atteints par une région et des besoins prioritaires des populations. Participant d’un même agencement global, les dispositifs dédiés doivent correspondre aux exigences spécifiques (locales et régionales) du développement. Ils peuvent aussi concerner les formes que recouvre le concept d’ « économie sociale et solidaire ». L’INDH pourrait constituer, à cet égard, une base expérimentale permettant de porter à un niveau plus holistique, à grande échelle la logique transversale et de faire de la démarche de type « Bottom up » un principe de conception et de gestion des politiques de développement local. Le projet de « régionalisation avancée » offre, sous les conditions que je viens d’évoquer, l’opportunité de condenser le mode de développement national dans le cadre d’une gouvernance publique décentralisée et participative.
Comment le secteur privé, les marchés financier et monétaire peuvent-ils contribuer à l’émergence d’un nouveau modèle apte à répondre aux besoins des citoyens ?
Comme je l’ai suggéré dans mes réponses précédentes, l’élaboration d’une stratégie du développement national doit être l’affaire de tous. C’est une œuvre collective. L’engagement de l’Etat ne saurait être exclusif du rôle complémentaire incombant au secteur privé. Outre la création de richesses, l’entreprise moderne contribue à la régulation du rapport salarial, à l’organisation des relations professionnelles et à l’innovation sociale. Les nouvelles normes de production (emploi qualifié, compétences, travail décent) sont convergentes avec les objectifs du développement humain et inclusif. Les opportunités associées à ces objectifs constituent pour l’entreprise privée un facteur d’impulsion. En même temps, l’investissement par l’entreprise dans la valorisation du capital humain, en amont et en aval du système éducatif, contribue à performer le mode du développement.
Certains pays ont pu, en l’espace de quelques décennies, rejoindre le cercle des pays émergents. Dans ce sens, de quel modèle pouvons-nous nous inspirer ?
Je serai très bref sur cette question qui mérite un développement beaucoup plus ample. J’ai essayé, tout au long de cet entretien, d’éviter de parler de modèle de développement. Dans mon esprit, il n’y a pas de modèle universel, prêt à porter. En revanche, il y a des expériences spécifiques, des trajectoires nationales, des « récits » de développement dont on peut s’inspirer. Le Maroc doit frayer sa voie propre. Cette voie est déjà donnée par l’histoire du pays, il serait irréaliste de ne pas en tenir compte. Mais nul déterminisme ne doit interdire d’opérer les bifurcations, les infléchissements et les ajustements nécessaires. Le développement est l’objet par excellence de l’économie politique. En l’occurrence, la voie chinoise me semble, à maints égards, la voie à méditer. Elle a su conjuguer de façon pertinente et originale les objectifs essentiels du développement dans une combinatoire raisonnable et pragmatique pilotée par l’Etat, donnant au sa place au marché, tout en le tenant dans sa place. Les performances économiques qui font d’elle aujourd’hui une puissance planétaire ne se sont pas faites au détriment d’une protection sociale tout aussi inclusive. La Chine n’a jamais rompu avec la planification stratégique qui lui permet de reconfigurer le développement en opérant la transition écologique à grande échelle. La voie chinoise préfigure la voie mondiale de demain.
Un économiste pragmatique (Vendredi 7 Avril 2017).
Je n’ai pas à présenter Fathallah Oualalou aux économistes. Je me limiterai à un rappel rapide d’une trajectoire d’économiste multidimensionnel. Il est avant tout un universitaire, enseignant et chercheur. Il a enseigné notamment à l’université Mohammed V, à l’Université Hassan II de Casablanca et à l’Ecole nationale d’Administration. En 1972, il créa, avec feu Abdelaziz Belal, l'Association des économistes marocains (AEM), dont il deviendra président en 1982, comme il sera plusieurs fois président de l’Union des économistes arabes (UEA).
Cette trajectoire connaîtra quelques bifurcations. Vers l’engagement politique d’abord (Président de l’UNEM, membre dirigeant de l’USFP). Vers la représentation politique (ensuite (membre du Conseil municipal, puis Maire de Rabat). Enfin, vers la décision publique (ministre de l’Economie et des Finances) et l’expertise nationale et internationale. Une figure d’économiste, à la fois enseignant-chercheur et homme d’action publique, qui rappelle celle de J. M. Keynes, de J. Schumpeter et de J. Attali, entre autres.
En tant que chercheur, il a enrichi la bibliothèque économique nationale avec de nombreux ouvrages, articles et rapports, etc., portant sur l’économie marocaine, le Maghreb, le monde arabe, les relations avec l’Union européenne. Une production scientifique soutenue depuis 1968, ponctuée par une période consacrée à l’Assistance étrangère face au développement économique du Maroc (1968), L’économie politique (1982), Le Tiers-monde et la troisième phase de domination (1974), Le Maghreb une utopie toujours possible (1975), Pour une nouvelle économie arabe (1980), La pensée économique de Al-Makrizi (1977), Propos d’économie marocaine (1980), L’économie arabe et la CEE (1980), Après Barcelone le Maghreb est nécessaire (1996), Les défis de la mondialisation économique et technologique (1997), Nous et la crise économique mondiale (2009), La Chine et nous (2016).
Dans son travail de thèse publié en 1968, L'Assistance étrangère face au développement économique du Maroc, Fathallah Oualalou montre que l’assistance étrangère ne fait que renforcer le dualisme du Maroc, le quel réduit l’effet de propagation des politiques économiques. Cette thèse n’a pas pris une ride : le dualisme moderne/traditionnel n’a pas laissé place à une économie homogène et intégrée, quant à l’assistance technique, elle s’est élargie à d’autres sphères : la gouvernance, la décision publique, l’élaboration des stratégies de développement, la gestion des services publiques, etc. Cette thèse est réhabilitée aujourd’hui par les travaux de William Easterly (Fardeau de l’homme blanc. L’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres, Editions Markus Haller, 2009).
On peut souligner dans cette trajectoire multidimensionnelle quelques cohérences : le positivisme théorique, le patriotisme économique, le pragmatisme politique. On se souvient de sa formule, au cours de la période d’Alternance : « faire l’ajustement pour sortir de l’ajustement».
Fathallah Oualalou n’a jamais été maoïste, mais il est devenu pro chinois. En effet, dans La Chine et nous, il retrouve réunis les trois principes qui définissent sa vision : (i) une macroéconomie à la Kalecki que décrit l’équation : Y= I + Cp + Cw ; (ii) un patriotisme économique et (iii) un pragmatisme politique qui font que la Chine qui a su résister aux injonctions du FMI de remplacer l’Etat par le marché, est en train d’accomplir ce qu’il appelle dans son dernier livre le « Second dépassement ».
Réponse de Mohammed Germouni (Vendredi 31 Mars 2017)
Certains aspects du commentaire développé dans son dernier blog (du 2 Février 2017), par mon collègue et ami, Noureddine El Aoufi, m’ont particulièrement interpellé et l’en remercie de me permettre cette brève réaction.
En se fiant peut-être à quelques propos schématiques évoqués ou lus , il a eu tendance à déformer selon moi de façon peu négligeable la pensée que j’ai développée dans l’ouvrage, fait quelques généralisations hâtives à partir de ma brève intervention, et parfois commis des erreurs inattendues, et ce, quelle que soit la version du livre consultée.
1. La présentation a revêtu plutôt un caractère frôlant la « caricature », et je m’explique. L’emploi d’entrée de jeu, comme titre, et surtout sans nuance de l’expression « globalement positif », avec ce qu’elle a représenté lors d’un certain débat que certains initiés n’ont pas oublié, devenue une formule de pure propagande, rendue célèbre surtout après « un bilan » alors controversé des pays communistes de l’Europe de l’Est, à la fin des années 70 du siècle dernier.
Un rapprochement involontaire ou pur hasard avec mon travail et celui naguère effectué par les responsables du PCF (Parti Communiste Français), formule-choc livrée par un inénarrable Secrétaire Général de l’époque, Georges Marchais. L’arrivée de monsieur Gorbatchev au pouvoir en URSS alors remit en cause ledit bilan que divers auteurs, dont même ceux de pays de la « périphérie », pour certains aujourd’hui disparus, soutenaient aussi quant à eux de bonne foi.
Autre contexte, et autre époque, le défunt professeur et ami commun, dont l’auteur du blog a invoqué quelques écrits, comme une sorte de « rappel à l’ordre » à certains fondamentaux concernant certains aspects de ma réflexion dans le livre, fut aussi et surtout un marxiste léniniste qui s’est dépensé, jusqu’à la fin de sa vie, pour ceux qui l’ont connu, à soutenir sincèrement et à défendre avec conviction le fameux« globalement positif » bilan socialiste à sa manière (1).
Médiatisée à outrance, la formule s’est dévoyée et finit dans la pratique à la rubrique « politicienne », produisant un effet ravageur avec une connotation ironique à l’époque de la préparation du programme commun de gouvernement de la Gauche en France, et son utilisation de façon interrogative dans le blog commentant le livre peut aider pour le moins à quelque raccourci .Une telle forme siérait peut-être à une dépêche d’agence , à un entrefilet journalistique, un genre de « tweet» furtif, mais guère me semble-t-il à un débat instructif dont le seul enjeu est d’approcher un pan de notre histoire récente.
Ce genre de paralogisme du titre dont le blog a usé, en guise de résumé, peut introduire une confusion, un parti-pris et un schématisme peu fondés sur une lecture attentive.
Cette recherche est un essai d’appréciation des réalisations du Protectorat français au Maroc et n’a pas de lien méthodologique direct avec le concept d’un « développement technologique autonome » abordé jadis dans un précédent travail universitaire, effectué dans un autre contexte, et à une autre phase d’évolution du pays.
En évoquant certains auteurs en particulier lors de mon intervention (Caféco du Jeudi 2 Février 2017), je voulais juste signaler à l’assistance de cette soirée que de jeunes universitaires étrangers (américains) s’étaient intéressés au Maroc , en relation avec certains dirigeants du mouvement national dans la phase de transition du Protectorat au lendemain de l’indépendance .Il s’agit de Halstead et de Stewart engagés dans d’intéressants travaux universitaires, l’un et l’autre, alors que Landau était un écrivain-journaliste anglo-polonais-américain, proche du cercle du roi et un familier de plusieurs futurs ministres. Leurs publications relatives au Maroc, bien informées, font partie des diverses références bibliographiques utilisées dans mon ouvrage.
2. En me fiant juste aux quelques exemples que le blog m’a prêtés, de façon erronée d’ailleurs, j’ai cru déceler une réelle déformation de l’analyse élaborée dans l’ouvrage, par des raccourcis et des rapprochements souvent sans lien.
J’ai été quelque peu surpris de voir citée « la création tardive de l’école marocaine d’administration »comme exemple que j’aurais donné de l’échec de l’enseignement français, que je n’ai nullement évoqué ;de même que je n’ai guère avancé que celui-ci eut été « le seul point sombre » du Protectorat, ni soutenu quelque recette miracle d’un « Lyautey combinant « traditions ,coutumes et modernité », et encore moins spéculé sur le rôle particulier du « chemin de fer » ou des « infrastructures» en général dans une dynamique du développement économique sous le Protectorat.
Le recours dans le blog aux analyses de M. Weber ou Fogel et au modèle d’Hirschman ne peut s’expliquer que par une généralisation hâtive. En effet, dans le cas marocain, introduites d’abord pour les propres besoins d’une occupation française, les routes, la voie ferrée, les ports ou l’électricité par exemple, jusqu’alors inexistants, n’en ont pas moins bénéficié également et progressivement aux habitants bien avant comme après l’indépendance.
À ce propos, aurait-on oublié par exemple qu’un certain V.I. Lénine proclamait, en forme de boutade, que« le communisme, c’est les Soviets plus l’électricité », en somme la révolution à cette époque. Mais cette même source d’énergie introduite au Maroc durant le Protectorat n’aurait induit aucun effet de croissance. Cela se passait à la même période, début des années Vingt du siècle dernier, et à des milliers de kilomètres de distance (2). Six décennies d’indépendance plus tard, l’électrification complète est encore à l’ordre du jour.
Contrairement aux autres expériences en Europe et en Amérique, la route et la voie ferrée au Maroc ont été réalisées sur une terre manquant alors de simples chemins balisés ou de voies carrossables depuis l’empire romain, et qui ne connaissait que des pistes de caravanes parcourues le plus souvent à pied. Elles donneront lieu depuis à un gain de temps tout en ouvrant une perspective aux populations même rurales et aux diverses marchandises de se déplacer et circuler plus aisément en nombre ainsi qu’en quantités inégalés jusque là.
Financées sous le Protectorat sur des dotations budgétaires ou par des emprunts obligataires de l’Etat français à bas taux, le calcul montrerait qu’il aurait fallu plus de deux siècles pour accomplir des performances similaires dans un contexte différent, et que surtout les réalisations demeureront patrimoine du Maroc. Une comparaison pour se faire une idée concrète du coût-efficacité de telles infrastructures, peut-être empruntée au délai de construction de l’autoroute Casablanca- Rabat qui a duré plus de dix ans, soit une réalisation de moins de 10 kms par an en moyenne !
L’introduction des diverses grandes infrastructures a favorisé dans l’ensemble une augmentation concrète de la productivité globale et moyenne, et a accru l’efficacité générale de cette activité économique moderne à expansion lente, sans omettre des retombées socio économiques indirectes peu négligeables sur les conditions de travail et de vie du monde rural également.
Je n’ai nulle part écrit, ni avancé lors de mon intervention, que le protectorat était la solution unique aux problèmes d’un Maroc mouvementé en ce début du XXème siècle ; mon assertion était et demeure à ce sujet qu’un tel statut était devenu inéluctable, et une fois établi, il aura représenté ex-post une moins mauvaise rupture avec un cadre arriéré, un raccourci vers un État moderne et un début d’apprentissage de la révolution industrielle.
Le blog nous rappelle le « satellitisme monétaire » devant être pris en considération. Il y aurait beaucoup à dire sur cette question technique, tant déjà la monnaie marocaine était de fait avant le Protectorat plutôt la peseta que le rial hassani, ne parlons pas des capitaux et de certaines fortunes marocaines alors constituées étaient placées pour l’essentiel dans les succursales de banques anglaises de Gibraltar en particulier, grâce à l’intermédiation des commerçants juifs de Fès. Le satellitisme monétaire prévalait déjà avant l’établissement du Protectorat. (cf. Thèse de J.P. Dupuy, Champion, Letourneau, Miège).
Le décrochage monétaire du franc marocain, intervenu au lendemain de l’indépendance, en vue de corriger les déséquilibres monétaires, fut fort onéreux en raison d’une gestion jugée peu professionnelle, et d’erreurs techniques et financières des responsables nationaux de cette époque, peu évoquées dans nos analyses par le passé. Ces aspects méritent cependant d’être abordés en examinant la gouvernance ayant caractérisé cette phase sensible de l’histoire de l’indépendance du pays, car cette entreprise donnera lieu à une « fuite de capitaux » estimée selon des auteurs (A. Tiano) et observateurs objectifs (A. Serfaty) à l’équivalent d’une à deux années de Revenu National en moyenne, donnant lieu à la constitution de certaines premières fortunes de l’ère de l’indépendance par un simple jeu de change.
« Bis repetita », la même erreur sera commise avec la peseta en Zone Nord, puis la valse-hésitation ainsi que les surenchères sur le sort et le statut de Tanger, autrefois ville internationale dynamique pouvant être comparée à Hong Kong pour la Chine.
Cette importante proportion de ressources monétaires ainsi déviée du circuit financier national le plus régulièrement, en raison d’un amateurisme monétaire certain de l’équipe alors en charge du dossier, est sans commune mesure avec la circulation naguère contrôlée des capitaux sous le Protectorat. Elle éclaire en partie certaines causes à l’origine de l’échec d’une politique de croissance autonome projetée ainsi que du fameux projet de plan (1960-64), dans sa première version.
Il convient certes de placer une telle politique publique dans le contexte complexe d’un nouvel État négociant à son rythme encore peu rôdé des problèmes monétaires, au moment où il était également engagé notamment dans des questions des frontières, du départ des armées, de fermeture de bases étrangères, et impliqué dans la création de nouveaux instruments d’intervention économique.
Par ailleurs, l’analyse que j’ai développée est fort éloignée de quelque scénario prospectif ou de « conjecture théorique » « irréaliste» comme supposé dans le blog. Elle se réfère à une expérience concrète, les milliers de kms de routes, de voies ferrées construites et utilisées, l’impact d’une production électrique, les nombreux ports ouverts aux échanges, à l’activité de pêche, à la réduction du nombre de famines ,à la prévention des épidémies habituelles, à une espérance de vie allongée, sans oublier une scolarisation même demeurée limitée.
À cet égard, une anecdote me ramène aux années 70 du siècle dernier, roulant en voiture ensemble avec notre regretté professeur et ami, et me rappelle l’avoir parfois taquiné gentiment sur la relativité de certains «surinvestissements», en particulier lorsque nous étions bloqués dans des « bouchons » de circulation routière déjà présents, un peu partout, en ville ou sur route.
Enfin, et sans chercher une quelconque fausse querelle à l’auteur du blog, je n’ai pu m’empêcher d’être stupéfait par le renvoi du lecteur à un de ses «écrits » récents dont la forme n’a pas manqué de m’intriguer. Copiant une formule titre et une attitude naguère utilisées par le controversé philosophe Nietzsche, dans « Ainsi parlait Zarathoustra », lui, faisant parler A. Belal. Cela m’a interpellé, comme d’autres lecteurs je présume, ignorant les raisons à faire parler ainsi un disparu, un ami commun, dans quel contexte et pour quel besoin.
Je ferme cette parenthèse, étant plus que réservé sur ce genre d’exercice, indépendamment du fond, et je trouve la forme quelque peu éloignée d’une posture de recherche.
Pour conclure, je rappelle que la grille d’analyse que j’ai suivie dans mon ouvrage, concerne le Protectorat français et les premières décennies de l’indépendance, clairement présentée dans l’introduction générale, avec une problématique qui porte globalement sur les politiques publiques mises en œuvre durant le XXème siècle.
1- Pour un éventuel bilan pertinent de l’expérience socialiste, se référer notamment au travail de fourmi de Mme Marie Lavigne du Collège de France, et à l’excellente analyse du Pr Wlodzimierz Brus du St Antony’s College d’Oxford dans ses nombreuses études, dont en particulier « les problèmes généraux du fonctionnement de l’économie socialiste», Éditions Maspero.
2- « Le communisme suppose le pouvoir des Soviets à titre d'organe politique donnant aux masses opprimées la possibilité de tout prendre en mains. Dans tout l'univers nous en voyons la preuve, puisque l'idée du pouvoir des Soviets et son programme remportent partout une victoire indiscutable. Nous le voyons encore dans chaque épisode de la lutte contre la 2e Internationale, soutenue uniquement par la police, le clergé, et les vieux fonctionnaires bourgeois du mouvement ouvrier. Mais cela, c'est le côté politique. La base économique sera assurée le jour seulement où seront réellement concentrés dans l'État prolétarien de Russie tous les fils de la grande machine industrielle construite conformément à la technique moderne. Cela suppose l'électrification, et dans cela il faut comprendre les conditions fondamentales nécessaires à l'application de l'électricité, et comprendre en conséquence l'industrie et l'agriculture… ». V.I Lénine, Œuvres, Tome 31. Propos tenus en 1920 lors d’une conférence à Moscou.
Le protectorat : un bilan globalement positif ? (Jeudi 2 Février 2017)
L’ouvrage de Mohammed Germouni (Le Protectorat français au Maroc, un nouveau regard, Editions L’Harmattan, Paris, 2015) propose une analyse à fronts renversés, déconcertante, surprenante tant par ses hypothèses que par ses conclusions, une analyse inattendue de la part de l’auteur de Essai sur les problèmes de l’engineering et de la technologie au Maroc (Ed. de la Faculté des Sciences Juridiques, Economiques et sociales de Rabat, 1978).
L’approche, pleinement assumée, prenant appui sur des faits historiques, des arguments scientifiques puisés dans une revue de littérature fouillée, abondante, une documentation inédite, notamment anglo-saxonne (J. P. Halstead, C. Stewart, R. Landau), porte « un nouveau regard » sur le Protectorat et tente de réévaluer son action au Maroc.
Fait colonial. Le livre s’inscrit dans la lignée des « études post coloniales » qui proposent deux relectures différentes, voire contradictoires du « fait colonial » : une relecture positive, empathique, tirant un bilan plutôt positif de la colonisation d’un côté ; une relecture critique à la fois structuraliste en termes de rapports de dépendance « centre-périphérie » (Amin, L’accumulation à l’échelle mondiale, Anthropos, 1971) et institutionnaliste, prenant en compte le type d’institutions politiques héritées de la période coloniale (Acemoglu, Johnson, and Robinson, «The Colonial Origins of Comparative Development : An Empirical Investigation», American Economic Review, 91 (5), 2001) de l’autre.
Dans l'Investissement au Maroc 1912-1964 et ses enseignements en matière de développement économique (Editions Mouton, Paris, 1968), A. Belal consacre plusieurs développements aux "limites de la croissance économique coloniale". Le « satellitisme économique et monétaire » se traduit par une structure duale des investissements avec, d’un côté, des secteurs « d'investissement privilégié » (infrastructure matérielle, activités exportatrices, distribution, immobilier, administration), des secteurs de « sous-investissment » (agriculture, artisanat, mais aussi industries de base et investissement culturel) de l’autre (El Aoufi, «Ainsi parlait Aziz Belal », Critique économique, n° 34, 2016). En référence aux travaux de A. Hirschman (1958), A. Belal établit pour le Maroc colonial une insuffisance des « effets multiplicatifs » directs et indirects des investissements dans les infrastructures. Cette insuffisance s'explique, notamment, par l'exportation des phénomènes de multiplication et d'induction. « Dans les conditions de l'économie politiquement dépendante, écrit-il, les effets multiplicatifs directs et indirects de l'investissement ne jouent que très faiblement ou pas du tout" (p. 162). L'épargne se trouve « projetée en permanence vers l'extérieur » transférant ainsi à l'étranger le mécanisme d' « accélération » de l'investissement. Cette conclusion souligne une des caractéristiques essentielles des économies coloniales : contrairement aux causalités mises en évidence par la théorie, les investissements dans l'infrastructure peuvent s'avérer sans effet lorsqu’ils sont capturés par l'économie de la métropole.
Autocritique. Pour M. Germouni, la thèse de la «dépendance» pour expliquer le faible niveau de développement du Maroc indépendant est une thèse idéologique, « une analyse partiale que nous avons été plusieurs à soutenir, souvent par facilité que par ignorance des faits ». Le rôle du Protectorat fut déterminant dans la modernisation de l’Etat, de l’économie et de la société. Les réformes institutionnelles entreprises ont touché non seulement le système du Makhzen, mais aussi l’administration, la justice, la fiscalité, le foncier, l’urbanisation, la culture, etc. Au plan économique, le processus de modernisation fut plus profond : les infrastructures de base (routes, chemins de fer, ports), l’énergie électrique et hydraulique, le développement des activités minières, des grandes exploitations agricoles, du commerce extérieur, etc. Bref, pour l’auteur il s’agit d’un véritable « décollage » économique. Seul point sombre au tableau : l’éducation. Ce n’est qu’en 1948 que sera créée l’Ecole marocaine d’administration destinée à former des commis de l’Etat.
Toutes ces réformes institutionnelles et structurelles n’auraient pas pu se réaliser sans Lyautey, qui a su conjuguer modernisation du pays et conservation de ses « coutumes et traditions » ancestrales.
Rupture ou continuité ? Cet héritage globalement positif, souligne l’auteur, a été prolongé après l’Indépendance dans un processus marqué par la continuité plutôt que par la rupture. Si la continuité fut dictée par la « dépendance du chemin », il y a lieu de s’interroger, toutefois, sur l’effet induit par deux ruptures.
La première est liée à la stratégie du développement élaborée sous le gouvernement Abdellah Ibrahim (1958-1960). Le train de réformes élaborées dans le cadre du Plan quinquennal 1960-1964 visait à accomplir l’indépendance économique et à promouvoir le développement autocentré (création de Bank Al-Maghrib et dérochage de la monnaie, réforme agraire, industrialisation de tyoe substitution des importations, éducation de masse, développement du secteur public, création d’institutions dédiées au développement économique comme la BNDE, le BEPI, mobilisation de l’épargne nationale, planification, etc.). L’analyse de l’effet de structure engendré par cette bifurcation met en évidence les limites du modèle dual de la modernisation coloniale, notamment dans le domaine social (éducation, santé, emploi) et culturel.
La seconde rupture a trait à l’inflexion de trajectoire que semble opérer la stratégie du développement humain et durable à l’œuvre (programmes sectoriels, Initiative nationale du développement humain, transition verte). M. Germouni consacre le dernier chapitre à ces réformes sans voir, dans le contenu inclusif qui, en théorie du moins, semble les caractériser, une remise en cause du modèle dualiste du Protectorat.
Contrefactuel. L’hypothèse de M. Germouni fait du Protectorat la condition du Maroc moderne. Mais que se serait-il passé si le Protectorat n’avait pas eu lieu ? Quelle en aurait été l’évolution du Maroc?
Comme le souligne Max Weber (Essais sur la théorie de la science, 1906), l’analyse contrefactuelle permet de mesurer la portée réelle d’un fait historique en capturant, dans le faisceau des « éléments causatifs », ceux qui sont considérés comme des « éléments déterminants ». Une telle « expérience de pensée » débouchant alors sur les « possibilités objectives » de l’histoire contrefactuelle. L’intérêt de l’analyse contrefactuelle est qu’elle remet en question « l’axiome de l’indispensabilité » que R. Fogel a testé en 1964 sur le rôle des chemins de fer dans la croissance économique des Etats-Unis au XIXe siècle (Railroads and American Economic Growth : Essays in Econometric History, Johns Hopkins University Press, 1964). Les chemins de fer étaient-ils « indispensables » ? Et si on avait essayé un autre type de transport, les canaux par exemple ? On connaît la conclusion de l’auteur : le niveau de développement aurait été à peu près le même.
L’« histoire au mode conditionnel », selon l’expression de A. Gerschenkron (« The Discipline and I », The Journal of Economic History, 27/4, 1967), repose sur la comparaison entre « ce qui s’est réellement passé » et « ce qui aurait pu se passer si x au lieu de y».
Dans le cas du Maroc, ce contrefactuel implique un travail d’une extrême complexité non seulement sur les innombrables faits stylisés liés à l’action, contextualisée et historiquement datée, du Protectorat français au Maroc, mais aussi sur les causalités à retenir pour produire un autre récit sur le fait colonial.
Tenter, par rapport au processus de modernisation du Maroc, une conjecture théorique différente de celle de l’auteur, envisager une tout autre alternative, moins dualiste et plus inclusive, que le Protectorat, est tout sauf irréaliste.
Un économiste patrimonial (25 Janvier 2017)
Mohammed El Faïz, qui vient de nous quitter le 22 Janvier 2017 peut être considéré, parmi les économistes marocains, comme un précurseur sur des questions quasi inexplorés jusqu’ici, des questions pointues ayant trait au patrimoine, à l’eau, aux jardins et au développement durable.
Combinant théorie économique, histoire économique, histoire critique de la pensée économique, ses travaux de recherche forment un ensemble où sont mêlés, avec bonheur, plusieurs modes d’approche : économique, historique, sociologique, patrimoniale et esthétique.
Ses recherches sur l’histoire de l’agronomie dans le monde arabe participent d’une « archéologie du savoir » plongeant dans le corpus des anciens manuscrits arabes et visant à mettre au jour la l’apport scientifique et technique de « l’école arabe de l’eau ». Le Livre de l’Agriculture (Kitab Al-Filaha) écrit au XIIe siècle par le grand agronome arabe Ibn Al-Awwâm (traduction de J. J. Clément-Mullet, 1865, introduction de Mohammed El Faïz, Actes Sud, Coll. « Thesaurus », Paris, 2000) est une contribution majeure à « l’agro écologie » et aux techniques de l’agriculture durable. Dans Les Maîtres de l’eau. Histoire de l’hydraulique arabe (Actes Sud, Paris, 2004), M. El Faiz tente de rendre compte de l’importance de l’eau dans la civilisation arabo-musulmane et de l’expertise des arabes en matière d’hydraulique. Dans la même optique, il revisite l’esthétique musulmane du jardin qui fut reprise par l’Occident, notamment l’Espagne et le Portugal (Jardins du Maroc, d’Espagne et du Portugal. Un art partagé, Actes Sud, Paris, 2003, avec manuel Gomez Anuarbe et Teresa Portela Marques) et restitue une « géographie » de la cité où se côtoient nature(s) et culture(s). Ce capital immatériel est resté vivant, actif en dépit des vicissitudes de l’histoire et, souvent, contre vents et marées de la modernisation. L’exemple de Marrakech, cité-jardin sans nul pareil et ville-patrimoine par excellence, en témoigne (Jardins de Marrakech, Actes Sud, Paris, 2000). Pour le meilleur et pour le pire. C’est une alerte que donne M. El Faiz dans Marrakech Patrimoine en péril (Actes Sud, Paris, 2002). Le péril, en l’occurrence, a pour nom la spéculation. Dans cet ouvrage l’auteur met en garde contre la cupidité immobilière et foncière et contre les prédateurs du patrimoine. L’économie du patrimoine hydraulique est encore explorée, avec la même empathie, dans Le Maroc saharien. Un patrimoine d'eau, de palmes et d'ingéniosité humaine (Actes Sud/Malika Editions, Paris, 2008) où l’auteur en met en évidence le savoir-faire humain déployé, au fil du temps, en matière de gestion collective et solidaire de l’eau. Joignant l’action à la recherche, M. El Faiz s’est vu décerner le prix international des « civilisations de l’eau » pour son œuvre luxuriante sur les jardins et le patrimoine hydraulique et pour son engagement en faveur de la sauvegarde écologique. Œuvre à poursuivre.
Où l’on reparle de privatisations (13 Mai 2016). Wafaa Mellouk, journaliste à Economie Entreprises m’envoie une série de questions pour un dossier sur l’hypothèse d’une nouvelle vague de privatisations. Voici le texte intégral de l’entretien dont un extrait a été publié dans le numéro 191, Avril 2016. .
Faut-il privatiser encore de nouvelles entreprises publiques ?
Le Maroc a procédé dans les années 1990 à une vague de privatisations qui a largement transformé le rapport public-privé en faveur de ce dernier. Il le fit dans une conjoncture marquée, au niveau international, par une inflexion de trajectoire de type libéral qui ne s’est pas estompée. Les institutions financières internationales ont mis la pression pour pousser à la roue. Ce fut aussi une « solution » aux dysfonctionnements récurrents des finances publiques. Il y avait, cependant, une limite : les entreprises stratégiques. C’est, en gros, ce qui reste de ces dernières qui pourrait être visée par une éventuelle seconde vague.
De mon point de vue ce serait une grave erreur pour au moins trois raisons : d’abord les entreprises publiques constituent le bras économique de l’Etat, son prolongement physique, matériel, instrumental, coextensif à l’économie et à la société. C’est le fer de lance stratégique de ses interventions en matière d’investissements et de développement. Le noyau dur de la base économique mise en place aux lendemains de l’indépendance : la BNDE, le BEPI, la CDG, la CNCA, la BMCE, BCP, OCP, ONCF, etc. ont contribué à structurer l’économie nationale, à la diversifier au niveau sectoriel, à orienter les investissements, à donner le la au secteur privé et à infléchir les stratégies d’entreprises vers le sentier du développement économique et social.
Il y a une seconde raison qui a trait à ce que j’appellerai le « patriotisme économique », qui est un protectionnisme positif, bienveillant, ouvert, dont le but est, selon Friedrich List, « l’éducation industrielle » du pays, la protection du marché national sur le moyen terme comme passage obligé vers le libre-échange. Autrement, comment pouvoir rester dans la course liée à la mondialisation en l’absence de « champions nationaux » ?
Troisième raison enfin : l’impératif de « sécurité » économique contre les risques que le privé ne peut assumer. Seul l’Etat est à même de socialiser les risques et d’empêcher la crise systémique, seul le service public peut privilégier la rentabilité sociale à la rentabilité financière. Deux exemples sont à cet égard édifiants : l’affaire Amendis en octobre 2015 et le Plan d’urgence anti-sécheresse (2 Milliards de Dirhams).
Ne pensez-vous pas que la vision politique des ministères de tutelle freine les EEP dans leur action ?
Les relations entre l’économie et la politique sont dans la logique de l’économie moderne. L’économie classique, l’économie libérale, celle définie par Adam Smith est, on feint de l’oublier, une économie politique. Il n’y a pas de société, ou de « cité », sans Etat. Sans l’Etat, c’est « l’état de nature » qui prévaut et impose la « guerre de tous contre tous ». Les entreprises publiques doivent, naturellement, s’inscrire dans la politique de l’Etat, elles doivent décliner sa vision stratégique, porter ses objectifs en matière de développement économique et social et, aujourd’hui, contribuer à faire aboutir les transitions structurelles, énergétique, cognitive et digitale. Les préférences du secteur privé étant des préférences individuelles, atomistiques, décentralisées, il incombe à l’Etat de donner une cohérence aux actions désordonnées des entreprises privées, de les faire converger.
Toutefois, il importe que l’Etat laisse les entreprises publiques agir pour le « bien public ». Elles doivent se libérer des méthodes bureaucratiques, incapacitantes, inefficaces et inefficientes. Oui à la tutelle, mais sans le boulet des rigidités, un management de type wébérien mais desserré, flexibilisé par le new public management et par les possibilités qu’offrent la relation d’agence et le partenariat public-privé.
Quel bilan faire de la première vague ? Suite à la première vague de privatisations quelles sont selon vous les réussites en la matière ?
Les limites de cette interview ne se prêtent guère à un exercice de bilan des privatisations. Il faudrait pour cela plus qu’un entretien. Je répondrai néanmoins d’un mot à votre question. La libéralisation tous azimuts de l’économie en général, et les privatisations en particulier ont profité davantage aux entreprises étrangères, qui ont aujourd’hui plus pignon sur rue, qu’aux entreprises nationales. Il y a lieu de tenter une analyse de la structure de l’économie nationale en termes de propriété du capital : la part des capitaux étrangers dans le portefeuille national ne doit pas être négligeable et la tendance est sans doute à la hausse. On a peut-être réussi l’optimisation incitative, mais a-t-on évalué les effets d’une telle attractivité externe non pas en termes de flux de capitaux, mais en termes de volume d’emplois créés, d’intégration sectorielle, d’apprentissage ou d’ « éducation industrielle » dont parle Friedrich List, bref en termes de développement de l’économie nationale ?
Est-ce que le contexte macro-économique aujourd’hui n’est pas similaire à celui ayant amené la première vague (déficit budgétaire, commercial, des paiements, endettement public, etc.) ?
Le contexte n’est pas le même, l’histoire, comme on dit, ne repasse jamais les mêmes plats. Si les indicateurs que vous évoquez ne sont pas tous au vert, d’autres privatisations n’y pourraient rien. Et puis que reste-t-il encore à privatiser ? Une poignée d’entreprises stratégiques, qui comme l’OCP, constituent une dernière « ligne de défense » contre une dépossession radicale et irréversible de l’Etat. Quant aux déséquilibres macroéconomiques, les solutions existent. Il faut les chercher dans le principe même de la politique économique. Pour se limiter à un seul dispositif, le dispositif fiscal, plusieurs mesures sont susceptibles d’accroître de façon significative, toutes choses égales par ailleurs, les finances publiques : élargissement de l’assiette fiscale, amélioration du recouvrement, progressivité de l’impôt, etc. Mais c’est, en dernière instance, dans la dynamique de la croissance, une croissance tirée par le développement humain et durable, que résident les ressorts de la richesse.
Economie politique de l'énergie (21 Septembre 2015).
Jean-Marie chevalier est l'auteur d'une analyse en profondeur de l'économie d'énergie, une analyse qui ne cesse de s'affiner au fil du temps, depuis Le nouvel enjeu pétrolier en 1973. Un livre fondateur que l'actualité, celle de la guerre israélo-arabe qui pour la première fois utilisa l'arme pétrolière, va servir ou desservir, c'est selon. C'est dans cet ouvrage pionnier que les principes, les concepts, les mots (Les 100 mots de l’énergie, PUF, Collection "Que sais-je", 2008, 2e édition 2011) de ce qu’on pourrait appeler une économie politique de l’énergie sont posés et définis : structure de prix et logique de coûts décroissants, fonctionnement des marchés, offre et demande, concurrence oligopolistique, mais aussi jeux de cartels, enjeux géostratégiques, la hausse des prix du pétrole déclenchée par les pays producteurs, ayant profité d'abord aux USA au détriment des pays européens et du Japon.
Economie politique parce que, pour Jean-Marie Chevalier, l'énergie, notamment le pétrole, contribue de façon déterminante, à structurer le capitalisme industriel, le contrôle des sources d'énergie fonde la puissance économique et favorise les conditions de l'hégémonie géostratégique. Les batailles de l'énergie furent, demeurent encore aujourd'hui des batailles violentes, destructrices, produisant des effets systémiques sur l'économie mondiale et sur la compétitivité internationale.
Les travaux de Jean-Marie Chevalier ont largement contribué à rendre plus intelligibles les évolutions enregistrées, dans la longue durée, par la fonction de production de l'énergie, à décrypter le jeu des cartels, les stratégies des Etats, les transformations de la géographie énergétique.
Cette double approche à la fois théorique, une théorie de l'énergie, et positive, en termes de politiques énergétiques, prend appui sur une analyse rigoureuse et vivante de l'économie mondiale, de ses évolutions dans la longue durée et de ses tendances profondes (Où va l’économie mondiale ?, Odile Jacob, 2002, en codirection), des grandes transformations du capitalisme, notamment de ses dynamiques industrielles (L’économie industrielle en question, 1977; Économie industrielle des stratégies d’entreprise, 2001), du rôle hégémonique des USA et des paradoxes de l'économie américaine (La raison du plus fort. Les paradoxes de l’économie américaine, Robert Laffont, 2004, en codirection avec Jacques Mistral). L'auteur met en évidence les liens organiques et les interactions dynamiques entre économie d'énergie et politiques énergétiques des Etats d'une part, stratégies industrielles, innovations technologiques, logiques des marchés, structure des coûts, des rendements et des prix à l'échelle mondiale, d'autre part.
La perspective adoptée par l'auteur permet ainsi de replacer l'approche microéconomique de l'énergie dans son cadre épistémique qui est non pas celui de l'économie pure, mais celui de l'économie politique. Pas de réductionnisme méthodologique, mais une cohérence micro et macro, une prise en compte des facteurs politiques et géostratégiques permettant de mieux appréhender la problématique énergétique.
En effet, la problématique de l'énergie est appréhendée en dynamique historique, compte tenu des changements économiques, technologiques, politiques, géostratégiques qui caractérisent, en permanence, l'économie mondiale. Cependant, au-delà des aspects de diagnostic, ce qu'il convient de noter c'est la perspective de transition énergétique que l'on trouve en creux dès les premiers travaux de l'auteur et qui va se préciser dans ses publications les plus récentes (Transition énergétique : les vrais choix, Éditions Odile Jacob, 2013, avec Michel Cruciani et Patrice Geoffron), notamment les rapports (Rapport sur la volatilité du prix du pétrole, 2010; Les marchés du gaz et de l’électricité : un défi pour la France et pour l’Europe, Rapport pour le Conseil d’Analyse économique, la Documentation française, 2008).
L'expertise scientifique de Jean-Marie Chevalier concerne les nouveaux défis de l'énergie ayant trait notamment aux effets irréversibles des énergies classiques (pétrole, charbon et gaz naturel) non seulement sur les équilibres physiques et climatiques, mais aussi sur l'économie, sur la société, sur l'avenir de l'humanité (Les nouveaux défis de l’énergie : climat, économie et géopolitique, Economica, 2009, 2ème édition 2011).
Pour l'auteur le climat est un bien commun et, par conséquent, il doit faire l'objet d'une politique nouvelle de l'énergie (l'auteur parle de gouvernance) élaborée, à l'échelle régionale et mondiale, par les peuples de la planète, de façon collective et dans une perspective intergénérationnelle. Cette approche prospective implique, ici et maintenant, une rupture avec le modèle de croissance à l'oeuvre, celui-ci s'avérant peu susceptible de concilier durablement "plus d'énergie" et "moins d'émissions" et incapable de réduire les externalités négatives.
Le choix en faveur des énergies renouvelables est un choix d'avenir. Il fraye la voie au modèle développement humain et durable, fondé sur un régime de croissance verte, inclusive, participative et solidaire.
Un Agenda de taille pour la COP21 (30 novembre -11 décembre 2015 à Paris) dont les enjeux se trouvent, dans l'oeuvre de Jean-Marie Chevalier, analysés avec pertinence et les choix éclairés sous jour nouveau. Pour le Maroc, qui abritera la COPE 22 à Marrakech en 2016, les intuitions rationnelles de l'auteur méritent d'être saisies à bras-le-corps et relayées en tant qu'argumentaire scientifique nécessaire à la mise en oeuvre de l'Appel de Tanger pour une action solidaire et forte en faveur du climat (20 Septembre 2015)
John Nash : It takes two to tango (26 Mai 2015)
Le public large a pu découvrir John Nash, qui vient de décéder le 23 Mai à l'âge de 86 ans avec sa femme dans un accident de voiture, dans le film A Bautiful Mind (Un homme d'exception) réalisé, en 2001, par Ron Howard adapté du livre de Sylvia Nasar. Du film on garde l'image d'un chercheur, incarné par l'acteur Russel Crowe, génial mais atteint par la schizophrénie.
Pour les économistes, John Nash est celui qui a reçu le prix Nobel en 1944 (conjointement avec Reinhard Selten et John Harsanyi) pour ses travaux sur la théorie des jeux. Sa thèse de doctorat en mathématiques sur Les jeux non coopératifsprésentée à l'université de Princeton en 1950, à l'âge de 21, prend appui sur Theory of Games and Economic Behavior (Théorie des jeux et du comportement économique) publié en 1944 par John von Neumann et Oskar Mongenstern.
Le théorème de Nash est donné par la célèbre formule :
Soit un jeu discret où est le nombre de joueurs et est l'ensemble des possibilités pour le joueur , et soit l'extension de aux stratégies mixtes. Alors le jeu admet au moins un point d'équilibre.
Le jeu concerne plusieurs agents dont les stratégies mixtes sont interdépendantes. Deux cas sont possibles : coopérer ou ne pas coopérer, participer au jeu ou faire défection, le jeu pouvant prendre une infinité de formes concrètes, de situations réelles : une transaction, une négociation, un choix, une décision mettant en interaction stratégique deux agents dont les intérêts sont de nature divergente. Pour John Nash un jeu peut déboucher sur plusieurs équilibres, mais un équilibre n'est pas forcément optimal au sens de Pareto, c'est-à-dire que tous les joueurs ne maximisent pas leurs gains à tous les coups. L'exemple le plus célèbre de la théorie des jeux est la parabole du "dilemme du prisonnier".
Deux suspects, A et B, sont arrêtés et interrogés séparément. Trois choix s'offrent à eux :
1) Se dénoncer mutuellement et chacun écopera de 5 ans de prison.
2) Personne ne se dénonce et tous les deux en auront pour 6 mois de prison.
3) A (B) dénonce B (A) et il est libéré alors que B (A) aura 10 ans de prison.
Que faire alors? Les choix 1 et 3 correspondent à une solution strictement individualiste, non coopérative, égoïste. En revanche, le second choix, de type coopératif, est un équilibre de Nash, c'est-à-dire une solution raisonnable, plus satisfaisante ou moins mauvaise pour les deux suspects, ces derniers, connaissant leurs stratégies réciproques, ne peuvent chacun modifier sa stratégie sans réduire son utilité initiale.
La solution de type non coopératif est, de fait, tout à fait conforme aux enseignements de la rationalité néoclassique fondée sur le principe de l'Homo Oeconomicus, c'est-à-dire de l'agent maximisateur. L'hypothèse du choix individualiste n'est, toutefois, réaliste que dans le cas où le jeu ne se répète guère, c'est-à-dire si l'échange n'a lieu qu'une seule fois. Or dans la réalité, les échanges ont un caractère itératif, et les agents ont une mémoire (Robert Axelrod, The Evolution of Cooperation, 1984). La réalité impose, dès lors, aux agents de prendre en compte l'élément réputation qui est déterminant dans le domaine des transactions itératives.
Dans Un homme d'exception, à l'origine de l'équilibre de Nash, il y a une stratégie de séduction. Quatre garçons (camarades de John Nash dans le film) veulent séduire une fille sur les cinq filles présentes. Jeu non coopératif : chaque garçon tente de séduire la fille la plus belle. Stratégie d'échec, car il y a court-circuitage réciproque. Jeu coopératif : l'entente entre les garçons accroît les chances de succès de chacun.
Conclusion (Russel Crowe le dit dans le film) : la "main invisible" de Adam Smith est moins efficace que l'équilibre de Nash que la coopération peut induire.
De fait, l'équilibre de Nash suppose un jeu à somme positive (je gagne, tu gagnes) qui est différent du jeu à somme nulle (je gagne, tu perds, je gagne ce que tu perds, tu gagnes ce que je perds) et définit la valeur d'un jeu.
Il y a là un relâchement évident de l'hypothèse de la rationalité absolue, une extension du modèle standard que d'autres économistes, comme Ronald Coase ("The Nature of the Firm", 1937) ou Herbert Simon (From Substantive to Procedural Rationality, Decision and Organization, 1972), ont tenté dans d'autres domaines.
Les champs d'application de la théorie des jeux sont nombreux (économie évolutionniste, économie expérimentale, théorie des incitations, théorie de la négociation). Une telle portée séminale est due à la pertinence théorique des intuitions de John Nash et non pas seulement à la puissance de l'outil mathématique. C'est , en effet, d'abord en tant qu'économiste qu'il fut récompensé pour ses travaux, le prix Abel en mathématiques, il le recevra juste avant sa mort. Les mathématiques sont, dans cette perspective, bel et bien au service de l'économie, cette discipline dont on a tendance à noyer son versant humain, social et relationnel (Orléan, L'empire de la valeur, 2014) dans ce que Marx et Engels appellent "les eaux glacées du calcul égoïste". Bref, dans un langage stylisé, "It takes two to tango" semble nous lancer John Nash avant de tirer son épingle du jeu ... de la vie.
Système de compensation : réforme versus rustine (13 Mai 2015)
La perspective suggérée dans le rapport sur la réforme du système de compensation (El Aoufi dir., Le Maroc solidaire? Projet pour une société de confiance, Économie critique, Rabat, 2010. Téléchargeable sur le site web : www.amse.ma), rapport qui, apparemment, a été abandonné comme tant d'autres rapports à « la critique rongeuse des souris », s’inscrit dans un horizon de réforme sociétale centrée sur une politique rénovée d’investissement social, de solidarité collective et de réduction des inégalités. Cette politique devant se substituer, par glissements progressifs, au système de compensation en vigueur devenu, au fil des désajustements et des rafistolages, à la fois contre-productif et inéquitable.
Le plaidoyer en faveur d’une telle approche peut être fondé eu égard à trois principes de justification :
- Le premier concerne la relation étroite, observée dans la longue durée, entre l’investissement social et les gains espérés en termes de dépenses publiques de soutien : il s’agit d’infléchir la politique de compensation et de réparation sociale en vigueur et de lui substituer, à terme, une stratégie préventive d’investissement social et de préparation des capacités des populations pauvres. Pour qu’une telle stratégie de préparation puisse générer des effets cumulatifs de long terme, il est nécessaire de cibler en priorité les femmes et les enfant set de focaliser le soutien sur l’offre publique de services sociaux dans les domaines, notamment, de l’éducation de base et de la santé.
- Le second principe de justification concerne le double effet prix et revenu lié au mécanisme de la compensation par rapport à une large partie de la population englobant, outre les catégories pauvres et vulnérables, les franges inférieures des classes moyennes. En dépit des effets pervers réels dus aux comportements opportunistes et aux situations de rente de plusieurs intervenants et acteurs, une éclipse brutale du rôle redistributif des subventions risque d’être perçue par les bénéficiaires, et au-delà par l’opinion publique, comme une politique anti-populaire et comme une attaque frontale contre le pouvoir d’achat de la majorité de la population. Par conséquent, toute action publique susceptible d’affecter le pouvoir d’achat est sujette à tensions si elle n’est pas adossée à une action publique alternative bénéficiant de la confiance des populations concernées et recueillant leur adhésion.
- Enfin, un redéploiement des protections sociales en faveur de l’accès aux services de base (éducation, santé, logement), de l’appui à l’emploi et à la création d’activités génératrices de revenu doit se faire dans le cadre une politique de réduction les inégalités et de promotion des classes moyennes fondée sur un système de répartition plus équitable, une politique fiscale plus redistributive et une remise en cause négociée des positions de rente.
L’option de suppression des subventions aux prix s'avère aléatoire et coûteuse en raison des fonctions de régulation économique et sociale qui leur sont assignées. En revanche, l’option de maintien des subventions est fragilisée, notamment, par les dysfonctionnements du système et les distorsions introduites dans le fonctionnement des marchés : charges budgétaires excessives, retards de paiement des subventions, non respect des prix réglementés par les marchés, fraudes sur les quantités et la qualité de certains produits, etc.
Les fluctuations plus ou moins amples des cours des produits subventionnés, notamment les produits pétroliers et le gaz butane d’une part, la croissance de la consommation d’autre part ont tendance à rendre de plus en plus volatile l’enveloppe budgétaire affectée à la compensation. C'est cette volatilité et l'envol de la charge de compensation au cours de l'été 2009 qui tirèrent la sonnette d'alarme et enjoignirent les pouvoirs publics d'agir (le rapport cité plus haut fut commandité dans ce contexte) : en effet, de 4 milliards de dirhams en 2002, soit 0,9% du PIB et 20% du budget d’investissement, cette enveloppe est passée à 36 milliards de dirhams en 2008, soit 4,6% du PIB et 84% du budget d’investissement.
La maîtrise et la gestion prévisionnelle de la dépense de compensation est devenue, dans un contexte international marqué par l’incertitude, une condition nécessaire quoique, sans doute, insuffisante. Dans cette optique, il convient de définir un plafond, en pourcentage du PIB, pour les dépenses de subvention en fonction d’un double critère : la consommation de produits subventionnés d’une part, la soutenabilité budgétaire d’autre part. Cette part peut, sans risque de dérapage, atteindre 3% du PIB correspondant aux limites fixées au déficit budgétaire.
Le risque de dérapage est tout d’abord neutralisé par la réinscription du système de compensation dans le cadre d’une institutionnalisation de la solidarité collective, les catégories aisées s’acquittant d’une « contribution générale de solidarité » compensant en partie l’engagement budgétaire.
Il peut être, en second lieu, éludé en vertu d’une autonomisation de l’enveloppe budgétaire dédiée à la compensation et de sa gestion dans le cadre d’un Fonds d’investissement social dont il faudra préciser les contours institutionnels.
En troisième lieu, le soutien apporté par les subventions au pouvoir d’achat d’un éventail large de populations, allant des catégories pauvres aux fractions inférieures et intermédiaires des classes moyennes, conjugué à l’effort d’investissement social qui vise à améliorer les accessibilités (éducation, santé, logement, emploi), constitue le socle de « biens premiers » nécessaires à l’accroissement des capacités et à l’émancipation des potentiels dans un processus global de résilience sociale.
Le rapport le Maroc solidaire contient une matrice générale se déclinant de façon allant du long terme (cinq ambitions esquissant un projet social) et moyen terme (treize options et choix stratégiques) au court terme (une spécification des options en 43 mesures et actions concrètes). Bref, le système a besoin d'une réforme globale, cohérente, équilibrée, créant la confiance et engageant l'ensemble des parties prenantes. Quant aux rustines, elles ne font que préserver le système avec ses tares structurelles.
Les rapports internationaux : constatifs ou performatifs?(3 Avril 2015)
Un débat interdit? Comment les rapports sur le Maroc se fabriquent-ils? (Voir blog Notes 6. supra). Il n’est pas facile de répondre à une telle question qui, du reste, est rarement posée. Comme si ce qui compte le plus c’est le rapport lui-même, le discours qu’il forme, le diagnostic qu’il établit, les recommandations qu’il préconise, le message qu’il livre. Comme si, aussi, l’instance qui le produit est par définition, ou par principe, transcendantale, au-dessus de tout soupçon, hors portée, sanctuarisée et ne peut en aucun cas être sujette à caution. Comme si le débat sur le mode de fabrication de ces rapports, la façon dont ils sont élaborés, les hypothèses utilisées, les fondements théoriques, la méthodologie et la base de données mobilisée, la cohérence, la validité, la pertinence de l'analyse, etc., comme si cet impératif catégorique qui détermine en général un travail scientifique, objectif, rigoureux, honnête, comme si ce débat n'est pas nécessaire, n'est pas utile, comme si le débat sur les rapports internationaux qui portent sur la notre pays, sur notre devenir est interdit.
Pour organiser ce débat, l'AMSE, qui est, il y a lieu de le rappeler, une institution nationale, scientifique et pluraliste, a invité la Banque mondiale pour donner à l'échange un caractère contradictoire, équilibré, et pour éviter un débat à charge ou à sens unique. La Banque mondiale a décliné l'invitation de façon définitive sans raison convaincante.
Une brève histoire des rapports au Maroc. Le Maroc fut soumis, avant le Protectorat, au feu roulant des rapports. La sociologie dite coloniale (Abdelkébir Khatibi, Bilan de la sociologie au Maroc, 1967) s’est constituée, précisément, sur la base de rapports de « connaissance et de reconnaissance», prélude, on le sait maintenant, à la pénétration par l’armée française, dans les profondeurs du pays, et à la pacification des populations rurales dans les territoires les plus reculés du Maroc.
Avec l'Indépendance, les rapports vont avoir pour objectif principal de formuler les arguments factuels, théoriques et analytiques nécessaires à l'élaboration de politiques publiques en matière de développement économique et social. L'ouvrage de Grigori Lazarev sur Les politiques agraires au Maroc 1956-2006. Un témoignage engagé (Economie critique, Rabat, 2012) rappelle avec force détails historiques la contribution d'experts étrangers, aux côtés de cadres et de chercheurs nationaux, à la préparation de rapports dont les orientations et les choix stratégiques ont été fixés par les pouvoirs publics. Le Plan quinquennal 1960-1964 constitue à cet égard un exemple édifiant de rapport fondé sur une "démarche compréhensive" mobilisant trois types de ressources : le savoir théorique, notamment économique et sociologique, l'expertise empirique, nationale et étrangère, le principe de responsabilité se traduisant au double plan de la définition des choix politiques et de l'arbitrage entre les décisions. Lazarev restitue l'atmosphère de débats intenses, de délibérations publiques larges ayant accompagné la préparation du Plan quinquennal 1960-1964, sous le gouvernement Abdellah Ibrahim, dans le droit fil des perspectives stratégiques tracées par Abderrahim Bouabid alors ministre de l'Economie et des Finances.
Dans ce contexte, les rapports internationaux, moins légion qu'aujourd'hui, constituaient une ressource certes importante, mais la prise en charge par les pouvoirs publics de leurs préconisations était, à l'époque, moins soumise à la conditionnalité qu'elle ne l'est de nos jours, leur empreinte demeurant en creux sur les politiques publiques.
Depuis les années 1980, les rapports internationaux vont se multiplier et vont tendre à embrasser l'essentiel des domaines des politiques publiques (politique économique, financière, politiques sociales, emploi, éducation, santé, pauvreté, informel, etc.). Le Programme d'Ajustement structurel (1983-1993), issu du "Consensus de Washington" fixe une fois pour toutes pour le Maroc une « règle d’or des finances publiques » (déficit budgétaire inférieur à 3%) et une « règle d’investissement soutenable » (dette publique inférieure à 60 % du PIB). Désormais, la loi de finances aura pour objectif central, pour ainsi dire gravé dans le marbre, le maintien de l'équilibre financier, laissant une marge de manœuvre limitée au gouvernement. Commandité par le Roi Hassan II, le rapport de la Banque mondiale surl’Administration et l’Education au Maroc (octobre 1995) a définitivement consacré l'autorité des rapports internationaux et contribua, par voie de conséquence, à disqualifier l'expertise et la recherche nationales. A partir de la seconde moitié des années 1990, la suprématie des rapports internationaux sera renforcée par les "programmes sectoriels" confiés à des cabinets de consultation privés et internationaux (Plan Émergence, Maroc vert, Halieutis, Plan Azur, etc.).
Si le FMI limite son intervention au suivi et au contrôle de la politique économique, notamment budgétaire et monétaire, la Banque mondiale vise, quant à elle, un spectre large de la politique publique (lutte contre la pauvreté, protection sociale, caisse de compensation, micro crédit, etc.). Comment caractériser un tel activisme se déployant sur tous les fronts? Comment qualifier cet "acte de langage" de la Banque?
Quand recommander, c'est commander. Dans son ouvrage Quand dire, c'est faire (1970), le philosophe anglais John Austin distingue deux types d'énoncés : l'énoncé constatif et l'énoncé performatif. Le premier n'implique aucune injonction, aucun ordre de faire (exemple le déficit budgétaire est de 5%). Le second, par le seul fait de son énonciation, pousse à accomplir une action, à traduire dans les faits un conseil, à exécuter une recommandation. L'énoncé, le "dire" se transforme en un "acte de réalité".
L'énoncé performatif implique une condition de succès, il faut que ça marche, il faut que le "dire" puisse devenir "faire", c'est-à-dire effet. Il doit, par conséquent, émaner d'une instance dotée d'une légitimité ou d'une autorité réelle.
L'université n'est pas cette instance même si les énoncés constatifs propres à la recherche scientifique peuvent déboucher sur des conclusions de type performatif. L'Administration nationale produit des rapports performatifs, mais dont la portée effective tend à devenir marginale. Ce sont les bureaux d'étude internationaux qui produisent aujourd'hui les énoncés performatifs pour le compte de l'Administration. Au plan stratégique, les politiques publiques tendent à reproduire l'essentiel des énoncés performatifs élaborés par les institutions internationales (Banque mondiale, FMI, notamment).
Selon Austin les énoncés performatifs peuvent prendre plusieurs formes : implicites (tu peux faire, je te recommande de faire) ou explicites (je t'ordonne de faire, je te commande de faire), comme ils peuvent être à la fois constatifs et performatifs. Les rapports internationaux ne sont pas performatifs explicites, mais implicites et à la fois constatifs et performatifs. C'est cette ambiguïté, ou imposture, qui pose problème.
On lit en ouverture des rapports de la Banque mondiale sur le Maroc "l'avis" suivant :
"Ce document a été établi par la Banque internationale pour la reconstruction et le développement/Banque mondiale. Les opinions qui y sont exprimées ne reflètent pas nécessairement les vues du Conseil des administrateurs de la Banque mondiale ni des pays que ceux-ci représentent. La Banque mondiale ne garantit pas l'exactitude des données citées dans cet ouvrage (...)".
C'est honnête. Donc constatif et non performatif. Il ne s'agit, au fond, que de "recommandations" plus ou moins pertinentes, que le gouvernement a tout le loisir de prendre ou de laisser. La responsabilité dans le "faire", dans la mise en oeuvre des préconisations des rapports internationaux incombant ainsi au seul gouvernement. Dont acte.
En revanche, la Banque mondiale ne peut se soustraire, quant au "dire", à une double obligation d'ordre scientifique et éthique. Scientifique d'abord, celle de ne pas se débiner, de ne pas refuser le débat, un débat contradictoire sur le bienfondé théorique et méthodologique de ses "Notes d'orientations stratégiques", au-delà des coulisses du pouvoir. Celle d'accepter la critique externe. Éthique ensuite : lorsque le "dire de la Banque se transforme en "faire", lorsque ses "théories grises" soumettent des populations entières à des tests d'expérimentation in vivo, lorsqu'elles provoquent des chocs, lorsqu'elles produisent des irréversibilités, on a le droit de réclamer une reddition des comptes au Principal du "dire", au-delà de l'Agent du "faire", c'est-à-dire le gouvernement. Mais il importe aussi et surtout de penser autrement, par soi-même, le développement, en répétant avec Lénine citant Goethe dans Faust : «La théorie est grise, mon ami, mais l'arbre de la vie est éternellement vert».
Capital immatériel : une tarte à la crème? (13 Mars 2015)
Voici les quelque questions qu'une journaliste m'a posées sur le capital immatériel, sujet hyper médiatique s'il en est, devenu, depuis peu chez nous, une tarte à la crème : quelle définition peut-on attribuer à la notion du capital immatériel ? Comment peut-on mesurer cette richesse ? Quel intérêt peut-on tirer de son estimation ? Existe-t-il un lien entre la liberté économique, la bonne gouvernance et le capital immatériel ? Chaque pays a ses spécificités concernant le capital immatériel, quels sont, à votre avis, les éléments à prendre en considération en ce qui concerne le Maroc ? Aujourd’hui, quelle est la priorité pour traduire cette démarche en pratique ? Pour répondre de manière moins scolaire, je fais le choix de reformuler les questions en les recentrant autour de l'hypothèse suggérée de la pertinence du concept, c'est-à-dire de son opportunité eu égard aux catégories classiques, habituelles, utilisées en sciences économiques pour mesurer la richesse d'un pays. Cette clarification est utile pour pouvoir ensuite répondre à la question de l'intérêt que la notion peut représenter pour le Maroc. De quoi s'agi-il au juste ? C'est un vieux débat, rouvert depuis quelques années, sur les limites de la mesure de la richesse des nations par le Pib (produit intérieur brut), celui-ci traduisant, en prix courants, la valeur de ce qui est produit par un pays au cours d'une année : biens naturels (matières premières, terres agricoles, forêts, zones protégées), infrastructures, bâtiments, machines, actifs financiers). On divise l'ensemble du patrimoine par la population pour obtenir le revenu moyen par habitant qui permet de comparer le niveau de bien-être d'un pays par rapport aux autres pays et d'établir des classements internationaux, en synchronie ou en diachronie. Evidemment, il s'agit d'une fonction de production matérielle obtenue dans des proportions différentes grâce à deux facteurs de production, le capital et le travail. Deux facteurs matériels et tangibles s'il en est. Dans la réalité, on a pu constater l'existence d'une grandeur qu'on ne peut imputer ni au capital ni au travail. Une grandeur inexpliquée que la théorie de la "croissance endogène" attribue à un facteur résiduel : le progrès technique d'abord, l'apprentissage, les compétences, les connaissances, l'organisation, etc., ensuite. Jusque là le problème est d'ordre strictement théorique, il ne concerne que les seuls chercheurs. Les controverses théoriques, mais aussi méthodologiques caractérisent tous les champs scientifiques, elles ne s'arrêtent jamais, c'est ce qui permet à la connaissance de faire des progrès. Ce qui donne une vitalité particulière au débat au sein de la discipline économique, c'est sa visibilité, son débordement au-delà du champ réservé aux spécialistes, le caractère opérationnel, prêt à l'emploi de ses conclusions, de ses résultats et de ses prédictions. En général, les acteurs publics et privés ont tendance à puiser dans l'économie théorique les ressources, les principes, les arguments, les justifications de leurs choix et de leurs décisions. Toutefois cette forte intrication théorie/pratique est souvent source de raccourcis, de simplifications, de schématisations, voire de réductions. Les différents usages, souvent approximatifs, faits du concept de capital immatériel ou intangible en sont une parfaite illustration. Dans la définition donnée par la Banque mondiale dans son rapport Where is the Wealth of Nations? Measuring Capital for the 21st Century (2006), le capital immatériel englobe trois composantes essentielles : le capital institutionnel, le capital humain, le capital social. La nature du politique, les capabilités humaines (au sens de Amartya Sen), l'élément cohésion sociale ont été ainsi renommés, réinterprétés, redéfinis, retranscrits dans une catégorie unique, générique, floue : le capital. A ce compte tout redevient capital, même le travail a été rebaptisé capital. Mais attention! les mots ne sont jamais neutres, car le résultat, en l'occurrence, est que sont ainsi occultées les différences, pourtant irréductibles, entre le capital et le travail, l'objet et le sujet, le marchand et le non marchand, l'économique, le politique, le social, le symbolique. En d'autres termes, selon cette dilution sémantique, il ne peut y avoir de conflits sociaux, de tensions autour de la distribution de la richesse entre capitalistes et travailleurs. Tout le monde est détenteur de capital matériel ou immatériel, d'actifs tangibles ou intangibles, tout le monde est capitaliste. Bref, "tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil". Autre mélange des registres : la notion est empruntée au jargon propre à l'entreprise qui, outre les actifs incorporels comptabilisables en termes de prix d'acquisition, s'est mis à intégrer des actifs immatériels jusque là non comptabilisables (organisation, informations, image de marque, brevets, etc.), les quels actifs contribuent à réévaluer le patrimoine de l'entreprise et à surperformer ses résultats. Peut-on appliquer, sans frais, à la macroéconomie les critères de gestion et les conventions comptables spécifiques à la microéconomie ? Peut-on réduire l'économie, avec ses logiques collectives, publiques, sociales à une chrématistique fondée sur la rentabilité, le profit, l'hédonisme? Il y a là une incommensurabilité radicale, une frontière qui ne peut être franchie sans coûts. C'est au fond toute la problématique de la quantification en économie qui est ici, encore une fois, posée. En dépit de ses tentatives désespérées de tout mesurer, de tout calculer, de tout formaliser, la science économique bute sur ce qui demeure, encore aujourd'hui, non quantifiable, non mesurable, non estimable quelque soit la puissance des modèles économétriques et la robustesse des calculs mathématiques. De fait, quel modèle est-il capable de formaliser une subjectivité? Quelle analyse financière est à même de capturer les "exubérances irrationnelles"? La crise des subprimes a montré les limites de l'économie pure, les conséquences de ses dérives scientistes. Mais la critique qu'on peut, à juste titre, faire à l'endroit de la science économique ne doit pas avoir pour corollaire de la disqualifier. Je suis économiste et je reste persuadé que les méthodes d'objectivation, les approches empiriques, les démarches expérimentales, les techniques probabilistes sont non seulement utiles mais elles créditent la discipline économique de la condition de rigueur qui doit caractériser ses recherches et ses travaux. Je veux juste souligner que c'est eu égard précisément à cette condition sine qua non de rigueur scientifique que je revendique une exigence de précaution méthodologique, une éthique de critique réflexive, interne et externe à la discipline. Aucune doxa ne doit échapper à la mise en examen, à la réfutation. Au Maroc, à la suite du rapport de la Banque mondiale sur le capital immatériel, les pouvoirs publics ont décidé de se pencher sur la question et une étude est en cours visant à calculer la richesse globale du pays sur la période 1999-2013. Les conclusions du rapport de la Banque mondiale laissent voir, en effet, que notre pays peut améliorer sensiblement son rang dans les classements internationaux si la composante intangible est prise en compte dans le calcul de sa richesse. Le capital intangible du Maroc (historique, institutionnel, social, humain, symbolique) le créditerait d'un avantage comparatif et compétitif par rapport à des pays du benchmark, notamment ceux dont la richesse pétrolière et gazière est prépondérante. Sur la base des calculs (très approximatifs) de la Banque mondiale dans le rapport en question, le capital intangible serait estimé, en 2005, à environ de 75 % (80 % dans les pays de l'OCDE) de son patrimoine total, soit 712 milliards de dollars sur une richesse globale de 955 milliards. Dans les pays du benchmark (ayant un Pib/habitant équivalent) le ratio capital immatériel/richesse globale est de l'ordre de 50 % en moyenne, à l'exception de la Tunisie (80 %). Certes, le Maroc est, réellement, mieux doté en facteurs immatériels que bien d'autres pays de la région. De fait, son héritage historique (Etat profond), ses perspectives institutionnelles (réforme constitutionnelle de 2011), son atout social et relationnel (la force des liens communautaires organiques), la variété de ses ressources culturelles, la puissance ses valeurs symboliques, etc., constituent un potentiel patrimonial non négligeable. Mais, à mon avis, il y a des facteurs dont l'estimation mérite d'être nuancée : tout d'abord, le capital humain demeure, toutes choses égales par ailleurs, une carence et une pénurie plutôt qu'un atout, les politiques éducatives suivies depuis l'indépendance ayant contribué aux déficits structurels actuels. Il y a ensuite, l'état de l'environnement qui a enregistré, au fil du temps, une forte dégradation, même si le Maroc est en train d'opérer aujourd'hui une inflexion vertueuse de la trajectoire. On pourrait tout aussi bien souligner que les inégalités, cumulatives, sociales et territoriales, ont atteint aujourd'hui un seuil de non soutenabilité tel qu'il pèse sérieusement sur les capacités réelles de placer le pays sur le chemin d'un développement humain, durable et inclusif. Il y a là en gros, en réponse à la dernière question de la journaliste, quelques unes des priorités que le Maroc se doit d'inscrire dans son Agenda pour créer une vraie synergie entre le versant matériel et le versant immatériel de son développement. Est-ce trop tard? Il n'est jamais trop tard pour bien faire.
Héritage colonial : un récit peut en cacher un autre (10 Février 2015)
On doit à Paul Ricoeur une réflexion fondamentale sur les catégories de temps, de récit, de mémoire, d'oubli, de reconnaissance (Temps et récit, Seuil, 1983; La mémoire, l'histoire, l'oubli, Seuil, 2000). D'aucuns ont parlé à propos de l'héritage colonial d'un "trou de mémoire", d'un oubli dans l'inventaire. Issues de l'ouvrage fondateur L'orientalisme (1978) de Edward Saïd, les études dites post coloniales qui se sont développées récemment au sein des universités anglo-saxonnes, notamment américaines, tentent d'explorer un nouveau champ de recherche transdisciplinaire, opérant ainsi un retour critique sur le récit classique, le récit standard du colonialisme, une nouvelle lecture dans la pensée coloniale et dans la textualité de ce que certains appellent "l'Odyssée de la modernité", qui serait exclusivement une oeuvre occidentale. Par rapport à ce récit canonique, les Postcolonial Studies opposent une perspective critique, et proposent un autre récit, une autre histoire, non pas l'histoire occidentalo-centriste, mais une histoire plus large, une histoire universelle englobant l'histoire différenciée propre aux pays qui furent soumis au fait colonial.
Au Maroc, les travaux de l'Institut Royal pour la Recherche sur l'Histoire du Maroc s'inscrivent, de façon implicite, dans ce programme d'appropriation nationale de ce que Michel Foucault appelle la formation discursive. La perspective frayée par l'ouvrage de Jillali El Adnani (Le Sahara à l'épreuve de la colonisation. Un nouveau regard sur les questions territoriales, 2014) procède de façon plus directe, plus explicite de ce type de travaux qui privilégient la méthode textuelle par rapport à la démarche empirique dans le domaine de l'histoire. L'histoire, en l'occurrence, est créditée d'un principe performatif. Face à l'activisme, chaotique mais tenace contre la souveraineté marocaine sur ses provinces sahariennes, face aux manoeuvres, aux intrigues politiques : "L'histoire (...) est le seul recours rationnel pour reprendre le dialogue sur de nouvelles bases", affirme l'auteur dans la conclusion.
Le travail de recherche de J. El Adnani s'inscrit dans le cadre de l’histoire coloniale du Maghreb. Il prend appui sur les fonds d’archives récemment déclassifiés par la France. L'auteur tente de revenir aux origines du conflit opposant l’Algérie au Maroc et de dérouler les enchaînements d’une histoire longue de plus d’un siècle et demi.
La souveraineté historique du Maroc sur ses provinces sahariennes est suffisamment étayée par les faits historiques. Les archives coloniales françaises, que l'ouvrage présente et analyse, pour la première fois, en profondeur viennent, de surcroît, établir et corroborer le principe que le Sahara marocain a été l’enjeu différencié de la politique coloniale européenne et un objectif stratégique du Protectorat.
Reconduite et dupliquée par l'Algérie indépendante, la politique coloniale française continue, encore aujourd'hui, d'alimenter la position hostile au Maroc. Il suffit de rappeler, souligne l'auteur, les contacts établis, avant l’indépendance de l’Algérie, entre des officiers du FLN et les commandements militaires espagnols pour montrer que les intentions étaient bel et bien de s’opposer aux revendications légitimes du Maroc de recouvrer son intégrité territoriale.
L'auteur montre aussi que le "projet" de créer un espace autonome avait fait l'objet de discussions en 1958 par les hauts responsables français comme l’un des choix possibles pour s’opposer aux droits du Maroc sur son territoire saharien. Mais le "projet" avait été abandonné en raison, notamment, des dangers de déstabilisation régionale qu’il pouvait entraîner. C’est pourtant le même "projet" qui fut récupéré par le FLN entre 1960 et 1962 et par le gouvernement algérien en 1973.
Le travail de déconstruction (au sens de Derrida) effectué par J. El Adnani sur le massif des archives coloniales françaises, un travail difficile, laborieux, mais rigoureux, apporte la preuve textuelle, documentaire à l'argument historique. Les archives non seulement fondent la vérité historique, mais elles permettent de faire le tri entre les récits, entre le récit et la fiction, de dévoiler l'intrigue de la fiction qui fonde le récit.
La méthode textuelle, le retour aux archives pour éclairer, à nouveaux frais, l'histoire du temps présent n'est pas limitée à une seule discipline des sciences humaines et sociales. En économie, notamment institutionnaliste (Acemoglu D., S. Johnson and J.A. Robinson (2001), “The Colonial Origins of Comparative Development: An Empirical Investigation”, American Economic Review, 91), la prise en compte de l'héritage colonial, le devoir d'inventaire colonial, dans sa dimension économique, peut faire apparaitre sous un jour nouveau la question du développement et permettre, ainsi, d'appréhender les différences de dynamiques enregistrées, la variété des trajectoires au sein des pays en voie de développement. Pourquoi certains pays anciennement colonisés parviennent-ils mieux que d'autres à mettre en place des institutions plus efficaces du point de vue du développement? Quel lien avec les modalités divergentes prises par le phénomène colonial? D'autres interrogations portent sur le rôle joué par la fragmentation ethnique amplifiée par la politique coloniale. Bref, si l'on admet l'hypothèse que l'histoire compte (David P. (2007), « Path Dependence. A Foundational Concept for Historical Social Science», Cliometrica, vol. 1, n° 2) et qu'il y a, comme disent les économistes, une "dépendance du chemin", eh bien on en vient à reconsidérer les conditions initiales et le type d'institutions mises en place par la colonisation.
Il s'agit donc d'une hypothèse de recherche d'une pertinence extrême du point de vue de la nouvelle la théorie du développement. L'approche contrefactuelle est intéressante dans la mesure où elle permet de mieux comprendre les usages politiques de l'histoire, de réévaluer les causalités. Un seul exemple pour illustrer cette hypothèse : les économistes ne peuvent s'empêcher de constater les surcoûts induits par la situation de Non-Maghreb, ils ne peuvent pas ne pas prendre en compte les coûts d'opportunité liés au jeu stratégique de type "dilemme du prisonnier", un jeu irrationnel auquel se livre l'Algérie depuis le milieu des années 1970 dans la région.
L'ouvrage de Jillali El Adnani débouche, comme le souligne G. Lazarev dans sa préface à l'ouvrage, sur une interpellation. Il "invite la France à une relecture des textes qu'ont produits ses autorités du temps de la colonisation et d'en tirer les conséquences aujourd'hui. Il interpelle aussi l'Algérie qui n'a fait qu'entrer dans le sillage et recueillir l'héritage des stratégies de la colonisation".
Livre académique, rigoureux, fouillé. Livre aussi engagé. Un livre de combat. Pour se défendre. Ce qui le place dans la tradition classique des sciences sociales, une tradition qui fait de la discipline "un sport de combat" pour reprendre une formule de Pierre Bourdieu. Ici une arme de défense que la "diplomatie académique" peut mettre à la disposition de la mère de toutes les causes nationales.
To be or not to be Charlie? (10 Janvier 2015).
D'abord "je suis Charlie". Comment ne pas l'être? Sincèrement, profondément, par le coeur, par les tripes, par l'esprit et la raison. L'attentat terroriste contre Charlie Hebdo le Mercredi 7 Janvier 2015 est condamnable, doit être condamné par tous, sans équivoque, sans nuance, "sans oui mais". Je n'hésite pas une seconde à rejeter, à vitupérer, à fustiger contre ce qui relève purement et simplement de la barbarie, d'où qu'elle procède. La distanciation n'y fait rien. C'est arrivé aux autres, c'est arrivé à moi. Les autres? C'est une partie de ma famille intellectuelle qui a été emportée de façon foudroyante, frappée à mort, éliminée pour toujours par un geste de folie meurtrière, un geste désespéré, aveugle, sans pitié, dénué d'humanité. Wolinski, Cabu, Tignous m'ont fait rire, m'ont aidé à supporter cette insoutenable légèreté de l'être, à décrypter la politique avec dérision, à considérer les despotismes et les dictatures avec tout l'irrespect qu'on leur doit. A penser, comme l'écrit Milan Kundera dans le Livre du rire et de l'oubli, que "toute mystique est outrance".
Nous avons le 16 Mai 2003 vécu à Casablanca une épreuve de même nature meurtrière et terrifiante. Nous savons, pour l'avoir vue de près, ce que l'horreur terroriste veut dire. Dans une tribune du quotidien Le Monde (8Janvier 2015), Edgar Morin souligne : "Notre émotion ne doit pas parlyser notre raison, comme notre raison ne doit pas atténuer notre émotion".
J'espère que, après le deuil, la mobilisation ne fléchisse pas, ne retombe pas comme un soufflé, ne recule jamais devant l'obscurantisme et la barbarie, mais j'espère aussi et surtout que, après l'émotion, la raison fasse que redeviennent hégémoniques (au sens de Gramsci) les idées des lumières et la culture du rire. Partout dans le monde en général. Dans le monde arabe en particulier.
Ensuite "je ne suis pas Charlie". Car maintenant si, comme le réclamait Jacques Derrida dans un entretien avec Les Inrokuptibles (Avril 2004), "je peux faire plus qu'une phrase" je dirai, sans justifier, sans excuser, sans absoudre, juste pour tenter de comprendre, tout simplement, placidement, raisonnablement, avec toute la bonne foi dont il y a lieu de faire preuve en de telles circonstances tragiques, deux petites phrases.
La première, que les mots ne sont pas sans effet, sans impact, sans conséquences. Les mots peuvent choquer, heurter, vexer, offenser, faire mal, très mal. Même lorsqu'ils visent la dérision, même lorsqu'ils sont prononcés au second degré, lorsqu'ils empruntent l'humour et la caricature. Oui les caricatures du prophète relayées par Charlie Hebdo peuvent scandaliser, offusquer, blesser au-delà des croyants, pratiquants ou pas. Certains peuvent en rire, mais d'autres peuvent en souffrir, en silence. Il faut se méfier des douleurs cachées, refoulées, non exprimées, non soulagées, car elles peuvent couver comme le feu sourdement, imperceptiblement. Les douleurs tues peuvent tuer à leur tour. J'ai suivi, tout au long de l'année 2014, les débats en France. Un spectre hante les médias, une obsession, la pire obsession, une obsession incoercible rappelée en boucle, en prime time, à l'inconscient collectif : l'Islam, réduit à l'islamisme, à l'intégrisme, au terrorisme. "Certains ont des malheurs, d'autres des obsessions. Lesquels sont les plus à plaindre? (Cioran).
La seconde phrase concerne la liberté, l'illimitation de la liberté, ses inconditionnalités. La liberté d'expression est une valeur sacrée, et c'est parce qu'elle est sacrée qu'elle doit être sanctuarisée contre la banalité, la facilité. C'est en vertu de son caractère primordial, substantiel qu'elle mérite d'être préservée contre l'excès, la disproportion, le trop, le trop plein, le trop loin. L'illimitation de la liberté d'expression a pour limites celles qu'impose le respect de l'autre, de son identité, de ses croyances, de ses sacralités intelligibles ou non. Il y a eu dans la démarche de Charlie Hebdo, paradoxalement, quelque chose de paroxystique, qui relève de l'absurde, une impertinence, gratuite, inutile, inconséquente : les provocations récursives, l'acharnement inlassable, l'obstination, la persévérance dans le blasphème nourrissant l'indignation, amplifiant la colère, creusant les processus victimaires, poussant la logique radicale dans ses limites extrêmes, l'acte terroriste. Tout ça pour ça. A ce jeu de "Même pas peur", le gagnant ne saurait être que l'intégrisme trouvant ainsi un alibi, une excuse, un exutoire criminel.
Bref, "je ne suis pas Charlie", car je considère que, lorsqu'il est récurrent, pléonastique, lorsqu'il ne prend pas en compte les affects collectifs, l'irrespect peut entraîner le mépris et risque de conduire aux logiques de type "dilemme du prisonnier", de ravitailler la spirale de la peur, de l'aversion, de la haine et, mutatis mutandis, de pousser à commettre l'irréparable. Je pense que le "11 septembre français" doit être l'acte fondateur d'une nouvelle alliance des civilisations, d'un échange fructueux, fondé sur une fécondation réciproque des cultures, d'un dialogue apaisé entre les religions qui, au lieu d'aider l'humain à s'élever dans son humanité, à se perfectionner dans son être, servent, lorsqu'elles sont dévoyées, de prétexte à donner la mort.
Economie politique islamique : l’hypothèse de justice (13 Octobre 2014)
Les longs développements consacrés par Ibn Khaldûn, dans sa Muqaddima (prolégomènes), aux conditions du développement économique et aux causes du déclin des « cités » font ressortir le rôle incombant à la qualité des institutions. Les « bonnes institutions » favorisent le développement et, à l’inverse, les trajectoires d’involution correspondent à des dispositifs institutionnels incohérents, inadaptés et incapacitants.
Cette optique rejoint en partie les conclusions dégagées par Douglas North dans les quelques passages de son ouvrage qu’il a consacrés au monde musulman (North, 2005) : l’échec du développement dans le monde musulman s’expliquerait, outre la prédominance des transactions personnelles et informelles sur les transactions impersonnelles et formelles, par l’inefficience des institutions et la trop faible assomption des changements, liés au développement du capitalisme, intervenus notamment dans les modes de « gouvernance. »
La perspective proposée par Ibn Khaldûn est, toutefois, plus essentialiste dans la mesure où elle a trait aux formes d’exercice du pouvoir et aux dispositifs de la domination. C’est le concept de gouvernementalité, dû à Michel Foucault (2004), qui rend bien compte des intuitions khaldûniennes quant à l’extension des enjeux de la politique à l’ensemble des conditions d’existence (économiques, sociales, culturelles, biologiques, mentales, comportementales, spirituelles, etc.) des individus, des groupes et des populations.
Cette forme de gouvernement exercé « sur les corps et sur les âmes », que Michel Foucault appelle « biopouvoir et qu’il situe au XVIIIè siècle, se fonde sur un « dispositif de pouvoir » conjuguant souveraineté, discipline, sécurité et normalisation ou homogénéisation sociale.Ne se résorbant pas dans « l’instance de la loi », la gouvernementalité, dans le monde moderne, «a pour forme majeure de savoir l’économie politique.» Il s’agit pour Foucault d’une inflexion majeure opérée dans le principe du pouvoir en relation avec la « grande transformation » du capitalisme (Polanyi, 1983).
Dans la Muqaddima, Ibn Khaldûn décrit pour le monde arabo-musulman une gouvernementalité ayant pour « forme majeure de savoir » les « sciences traditionnelles » (tafsîr ou exégèse, fiqh, ‘ilm al-kalâm ou scolastique) où la raison (‘aql) cède la place à la récitation et à la transmission (naql). Les prescriptions d’ordre économique, éclatées dans le vaste corpus du fiqh etprocédant des mêmes registres traditionnels, demeurent dédiées aux « moyens de gagner sa vie » et ne définissent, par conséquent, qu’une « forme mineure » de gouvernementalité. Un « bio-pouvoir » non pas politico-économique mais théologico-politique : le gouvernement des corps par le biais et le dispositif du gouvernement des âmes.
Il convient d’expliquer la cohérence d’une telle forme de gouvernementalité et sa relative stabilité historique en explorant les fondements de l’économie politique islamique. Celle-ci, à la différence des autres paradigmes économiques, notamment néo-classique et marxiste, semble avoir pour fondement essentiel le principe de justice. En effet, c’est sur la base de ce principe que, dès l’origine, s’est formée à Médine la « nouvelle société » inspirée des versets, coraniques, à tonalité constructiviste ou politique, de la période médinoise. Le Calife Omar Ibn Al-Khattab ira même jusqu’à faire de la justice une variable d’ajustement en période de crise (famine survenue en 638), transgressant ainsi les « limites » (houdoud) imposées par la Charia.
Dans la hiérarchie des catégories fondatrices (liberté pour le modèle standard, égalité dans la théorie marxiste), la valeur de justice (notamment sociale) occupe, au sein de l’économie politique islamique, une position transcendantale, déterminante en dernière instance. La justice est première, en d’autres termes c’est par elle que les libertés négatives (juridiques) deviennent positives et que les individus peuventtraduire leurs positions formelles en dispositions réelles et en fonctionnements, c’est-à-dire en capabilités (Sen, 2009).C’est aussi en vertu du principe de justice que l’égalité (justice commutative), prenant la forme d’équité (justice distributive), peut retrouver sa congruence avec le « naturalisme méthodologique » islamique (ordre naturel).
En mettant en avant, dans le même registre, la liberté, la dignité et la justice sociale, les « révolutions arabes » n’ont fait que révéler un paradoxe radical entachant la configuration du mulk (pouvoir) dont le fondement est la norme de justice. En effet, cette dernière renvoie à un double principe de justification : elle octroie une légitimité transcendantale au pouvoir (théologico-politique), mais, en cas de défaillance du dispositif de justice, le refus de se soumettre devient un impératif tout aussi transcendantal, comme en témoigne l’événement de la « discorde » (Hicham Djait, La Grande discorde, Gallimard, 2008).
L’hypothèse de justice ainsi suggérée peut ainsi déboucher sur l’énoncé d’une pragmatique du développement économique incorporant, sur une base institutionnelle, c’est-à-dire exclusivement politique, l’exigence de justice sociale.
PNUD : la raison arraisonnée du développement (26 Septembre 2014).
Il faut rendre à César ce qui appartient à César. La nouvelle doctrine de la Banque mondiale en matière de développement économique fut d'abord frayée par le programme des Nations unies pour le développement (PNUD). En 1990, celui-ci publia un rapport intitulé Rapport sur le développement humain (RDH) qui aura, par la suite, un impact considérable au-delà de la théorie économique, un impact sur la manière de voir, d'appréhender le développement, de concevoir les politiques développement au niveau à la fois national et mondial.
Au plan théorique, on peut parler de véritable changement de paradigme, au sens de Thomas Khun (La structure des révolutions scientifiques,1962). L'hypothèse que condense la formule "le développement de l'homme, par l'homme, pour l'homme" combine, dans un même mouvement, la substance et la procédure, l'objet et le sujet, la chose en soi et le phénomène, le fond et la forme, la quantité et la qualité. Bref, le développement humain est la fin, l'objectif ultime des politiques publiques, le but vers le quel doit tendre l'action humaine, et c'est aussi, de façon dialectique, le moyen, l'instrument, le facteur, le levier, l'agent. Un changement d'optique considérable : le revenu est un élément parmi d'autres du bien-être, de la "vie bonne" (Aristote), ce dernier se traduisant pour une personne, pour chaque personne, par la "liberté réelle", c'est-à-dire effective et pas seulement formelle et juridique, de "choisir la vie qu'il veut mener". Pour cela il faut qu'il soit doté de moyens, de "capabilités" lui permettant d'agir par soi-même, de pouvoir agir par soi-même.
Les mots que je j'ai mis en guillemets sont des concepts inédits dans la littérature économique en général et dans le théorie du développement en particulier. Ils sont dus à l'économiste indien Amartya Sen, Prix Nobel d'économie en 1998. Aujourd'hui, ils sont devenus Common Knowledge, y compris pour la Banque mondiale.
Deux raisons à mon avis expliquent un tel consensus. La première est que la théorie du développement humain constitue non seulement un desserrement des hypothèses du modèle standard, mais bien plus une extension du domaine de l'économie pure vers celui de l'économie politique, renouant ainsi avec la tradition des économistes classiques (A. Smith et K. Marx notamment). La seconde réside dans la pertinence de l'approche de Sen et sa traduction en termes de politiques publiques. Rares sont, en effet, les paradigmes théoriques qui, dans l'histoire, ont pu donner lieu à des politiques économiques portées, adoptées, mises en oeuvre par la plupart des gouvernements de par le monde. D'abord, les intuitions théoriques de Marx, bien que transfigurées en dogme n'ayant plus rien à voir avec la puissance de l'analyse rigoureuse et en profondeur du capitalisme, ont sans doute pu inspirer les "socialismes réels". La Théorie générale de Keynes, ensuite, fut la référence fondamentale des politiques macroéconomiques de l'après Seconde Guerre mondiale. Enfin, la crise du milieu des années 1970 n'a pas été sans accréditer la théorie monétariste, la quelle doit beaucoup à l'"économie positive" de Milton Friedman.
L'oeuvre de Sen (Development as freedom, 1999; Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, 2000) s'inscrit dans le droit fil de cette économie politique qui procède de la philosophie morale et dont la portée pragmatique, opérationnelle, applicative n'est guère moins importante que leur pertinence théorique et la validité scientifique de leurs énoncés. Toutefois, il faut souligner que c'est dans le rapport du PNUD de 1990 que les concepts théoriques et abstraits de Sen furent, pour la première fois, transformés et déclinés en indicateurs de mesure et d'évaluation, synthétisés dans un indicateur composite (IDH) prenant en compte les progrès réalisés dans le domaine de l'éducation, de la santé, de la participation de la femme, etc. Ce sont les effets de la comparabilité des pays en termes de recul des pénuries humaines qui expliquent que partout dans le monde, et notamment dans les pays en voie de développement, on assiste à l'émergence d'un nouveau design en matière de politiques publiques incorporant les dimensions qualitatives du développement et privilégiant une démarche fondée sur les choix délibérés, les accomplissements, l'autonomie des populations au niveau local. En dépit de ses nombreuses faiblesses procédurales et des défaillances qui entachent sa mise en oeuvre, l'initiative nationale du développement humain (INDH) constitue à cet égard un exemple significatif, un cas pratique édifiant. Contrairement aux remèdes, préconisés par la Banque mondiale à partir des années 1980, faisant du micro crédit et du ciblage de l'aide conditionnelle le sésame ouvre toi de la lutte contre la pauvreté, la pragmatique du développement humain participe d'une logique alternative, articulant une stratégie holiste du développement et des stratégies moléculaires et décentralisées, une logique conjuguant le "Top down" et le "Bottom up". Il s'agit bien d'une rationalité irréductible à la seule rationalité économique. Bref, une rationalité de nature à arraisonner la raison du développement.
La Banque mondiale a les mains pures, mais elle n'a pas de mains (4 Septembre 2014)
Le rapport de la Banque mondiale (on dit la Banque tout court, ce serait un pléonasme) intitulé Where is the Wealth of Nations?Measuring Capital for the 21st Century (2006), cité par le dernier Discours du Trône suggère deux observations :
La première concerne la conversion tardive de la Banque à la théorie des facteurs non économiques (notamment financiers) du développement. Une théorie pourtant aussi vieille que son objet. C'est une bonne nouvelle, il n'est jamais tard pour bien faire. Seulement, il y a un hic : la prise en compte de la dimension intangible (ou immatérielle) de la richesse traduit, eu égard à la littérature de la Banque, un virage théorique à 180 degrés. Cela requiert à tout le moins une explication. D'aucuns peuvent, et ils n'ont pas tout à fait tort, espérer d'une Institution qui se veut, sinon empathique, du moins exigeante, omnisciente et ubuesque non seulement de justifier un tel revirement doctrinal, mais de procéder à une véritable autocritique, un "arrêt sur trajectoire" et un retour réflexif sur une longue expérience. Une "expérience de pensée" certes, mais qui ne pesa pas moins, pendant plus d'un demi-siècle, sur les politiques économiques, notamment à l'échelle des pays en voie de développement et qui, par conséquent, contribua, peu ou prou, à déterminer le cycle de vie d'innombrables populations.
Soyons honnêtes : il ne faut pas se tromper de responsabilité. Celle-ci incombe politiquement aux seuls gouvernements nationaux, les recommandations de la Banque (ou du FMI) n'engageant que ceux qui les appliquent. Toutefois, au plan scientifique, comme au niveau éthique, la responsabilité de la Banque n'est pas moins totale, ni moins incontestable. Si le statut de quasi-extraterritorialité dont la Banque croit pouvoir bénéficier peut être avéré, il serait une anomalie juridique et institutionnelle avec des conséquences incalculables. Car peut-on imaginer, en droit, une institution, qui plus est étrangère, transcender l'architecture institutionnelle nationale? Une institution qui, concevant le design d'une réforme pour un pays, l'incite (politiquement et en termes sonnants et trébuchants) à l'adopter et à le mettre en oeuvre, aux risques et périls de ce dernier. Ça passe ou ça casse. Et si ça casse, c'est la faute à voltaire, c'est-à-dire à la gouvernance.
La seconde observation a trait précisément à l'impact produit par la théorie économique sur la vie des gens. La théorie n'étant pas neutre, les expérimentations dont elle inspire le protocole ne se limitent pas, hélas, à un laboratoire, mais ont souvent une portée à l'échelle bien réelle d'une population tout entière. La vie des gens n'est pas toujours réductible à un jeu de paréto-efficacité ou à un "concours de beauté". Les choix sociaux s'élaborent laborieusement avec la participation des populations, la discussion organisée, la délibération populaire, le raisonnement public, l'arbitrage, le compromis, le consensus. Les "équilibres parfaits" renvoient à une théorie pure, celle des préférences individuellesdu libéral parétien, la société quant à elle est faite (ou défaite) en fonction de sa capacité à rendre possibles (ou impossibles) ses choix collectifs. Le paradoxe d'Arrow n'est soluble que dans le cadre d'un débat national, souverain, inclusif et libre.
En matière de développement, une théorie mal conçue peut tuer (Sabina Alkire, Development : A Misconceived Theory Can Kill", in C. W. Morris, Amartya Sen, Cambridge University Press, 2009).Dans les années 1980, le FMI imposa au gouvernement un Plan d'ajustement structurel dont les effets dévastateurs, notamment sur l'éducation et la santé de base, continuent encore aujourd'hui de plomber le développement humain du pays. Au cours des années 1990, la Banque a exercé une sorte de harcèlement politique pour faire adopter aux pouvoirs publics un plan massif de départ volontaire à la retraite. Force est de constater l'échec total d'un tel choix et les effets pervers qu'il put générer au-delà de l'administration. Aujourd'hui la Banque redécouvre les vertus de l'investissement social et humain, notamment dans les secteurs de l'éducation et de la santé, et son impact positif sur le processus de création des richesses matérielles et immatérielles. Ce qui était jadis vu comme un facteur résiduel et induit est désormais considéré comme un capital intangible dont le rôle est déterminant en termes de Comprehensive Development. On peut continuer les exemples : on recommande un choix stratégique fondé sur une théorie standard et conçu par des experts conformistes, on incite (conditions d'incitations bayésiennes) les gouvernements à s'approprier le choix dit optimal et ... advienne que pourra. Une même histoire qui se répète depuis les années 1880 : la première fois comme une tragédie, la seconde fois sous forme de farce (Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte). Encore une fois, l'observation s'adresse en premier lieu à nos décideurs. Mais les institutions internationales ne peuvent pas tirer, sans frais, leur épingle du jeu. Elles sont aussi, pour le meilleur et pour le pire, comptables des politiques mises en oeuvre, politiques dont elles sont le Principal, alors que le gouvernement n'en est souvent qu'un simple Agent. La morale kantienne de la Banque a ses limites. En paraphrasant Charles Péguy (Pensées, 1910), on pourrait dire que la Banque "a les mains pures, mais (elle) n’a pas de mains. »
Disparition (11 Aout 2014)
Mohamed Bensaid vient de nous quitter ce lundi 11 Août 2014 à l'âge de 51 ans. L'université marocaine en général et la communauté des économistes en particulier perdent un enseignant sérieux et dévoué, un chercheur plein de vitalité, un collègue débordant d'énergie.
La thèse qu'il a soutenue sous la direction de Olivier Favereau,Connaissance et coordination dans les systèmes économiques complexes : une relecture critique de Hayek(Ecole des hautes Etudes en Sciences sociales, 2000) constitue une contribution originale et peut figurer en bonne place parmi les meilleurs travaux effectués sur l'oeuvre de Frédérick Hayek.
Filant les hypothèses tirées de sa "lecture critique" de l'auteur de Economics and Knowledge (1973), Mohamed Bensaid analyse la notion de dispersion des connaissances dans l'organisation et fait ressortir le principe de coordination décentralisée. Les règles, notamment sous leur forme conjointe, traduisent, dans cette optique, une condensation de la dispersion des connaissances, une capitalisation de l'apprentissage collectif, une cristallisation des "routines" et des actifs informels produits au sein de l'organisation.
La catégorie théorique de règle, Mohamed Bensaid l'emprunte à la sociologie de Jean-Daniel Reynaud. Il tente, avec Nathalie Richebé, de la mobiliser avec beaucoup de bonheur dans une série d'articles remarquables (Revue d'Economie industrielle, n° 4, p. 69-84, 2001; Critique économique, n° 11, automne).
Les études empiriques qu'il réalisa sur le travail des enfants, le chômage des jeunes, etc., participent de la même perspective en termes d'économie des conventions dont il fit le point théorique dans son entretien avec Olivier Favereau publié dans Critique économique (n° 12, 2004).
A un titre plus personnel, je ressens la mort prématurée de Mohamed Bensaid comme la perte cruelle d'un être sensible, un des chercheurs les plus doués de sa génération. Des travaux que nous avons pu réaliser ensemble sur quelques sujets comme l'employabilité des jeunes, la croissance et le développement humain, l'économie des organisations, je garde pour toujours le souvenir d'une connivence scientifique, d'une affinité intellectuelle, d'une affection qui "s'emporte au-delà de nous."
Grigori Lazarev ou la sociologie empathique (13 Mars 2014)
« Hommage à G. Lazarev», Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc.
La dette des économistes. J’ai découvert les travaux de G. Lazarev dans les années 1970 au cours d’un séminaire doctoral sur la « sociologie rurale » animé par A. Khatibi. Je devais faire un exposé sur « Les concessions foncières au Maroc». Un texte fouillé, technique et fort ardu sur les catégories de Iqtaa, Iqtaa temlik, Tenfida, concessions au bénéfice des Chorfas, des Zaouyas, terres Habous.
D'autres travaux, pour la plupart publiés au BESM ("Les structures agraires", "Les exploitations agricoles", "La répartition des biens fonciers", "Le salariat agricole", etc.) ont non seulement inspiré plusieurs thèses en économie en général et sur l'agriculture en particulier, mais ils ont aussi contribué à alimenter le débat entre économistes, notamment sur la qualification de la "formation économique et sociale" marocaine (controverse initiée dans les années 1980 par le sociologue paul Pascon). Bref, l'empreinte très significative des travaux de G. Lazarev et d'autres sociologues comme Negib Bouderbala et Paul Pascon ("Le droit et le fait", "La société composite") est incontestable.
Une sociologie critique quifournit à l’économie politique les armes de la critique(pour Bourdieu la sociologie est un « sport de combat »). Les analyses en termes de structures, de régimes fonciers, de formes de propriété de la terre, etc. font apparaître les limites du modèle standard dont participent les rapports des institutions financières internationales sur la modernisation et la libéralisation de l'agriculture marocaine. Elle offre des arguments à la critique économique et tempère les dérives rationalistes et scientistes de l'économie.
Une sociologie empathique. Catégorie fondamentalechez Max Weber (Economie et société, 1922) qui considère qu'il faut un minimum d’empathie pour analyser une société. Plus que de la sympathie, l'empathie désigne la compréhension de l'autre, de son histoire, de sa culture, de ses croyances, de ses enjeux, etc. "Tu n'es pas moi, c'est insupportable" écrivait Sartre dans Le diable et le bon dieu.
Dans ses rapports au Maroc (le Maroc comme objet de recherche), G. Lazarev ne se comporte pas comme un expert, un consultant, un "spectateur impartial" (selon la formule de Adam Smith), mais comme un chercheur empathique. Ses études, ses enquêtes adoptent une approche compréhensive, une démarche d'engagement (voir Les politiques agraires au Maroc 1956- 2006. Un témoignage engagé, Economie critique, Rabat, 2012).
Une sociologie ouverte. GrigoriLazarev est, sans doute, le plus économiste des sociologues marocains. Ses analyses comportent une conceptualisation économique plus ou moins explicite. La théorie économique est à l'oeuvre dans ses travaux (il cite Alfred Sauvy, Charles Bettelheim, Aziz Belal entre autres). Comme sa formation, sa trajectoire est faite d'ouvertures disciplinaires et intellectuelles sur l'économie (à l’occasion de l’élaboration du Plan Quinquennal 1960 -1964 puis au cours de ses nombreuses missions de consultation au Maroc et ailleurs en Afrique et en Amérique latine), et aussi sur la géographie, l'anthropologie, l'histoire, lq philosophie (Al-Farabi et Michel Foucault).
Connaître le Maroc, comprendre le Maroc (7 Mars 2014)
Les rapports sur le Maroc en général, et sur la situation de l’économie nationale en particulier sont aujourd’hui légion. Cette « littérature grise » procède de différents lieux de production : institutions internationales, cabinets d’expertise étrangers, conseils nationaux, départements ministériels, etc.
Si la logique générale de fabrication de ces rapports est la même (diagnostic, analyse, recommandations), la valeur qui leur est attribuée diffère selon la source nationale ou internationale, privée ou publique.
Plusieurs chercheurs ont pointé du doigt "l’imposture" de certains experts et consultants internationaux et mis en doute le caractère scientifique de certains rapports commis par les institutions internationales. Un seul exemple et pas des moindres : le prix Nobel Joseph Stiglitz dans son ouvrage La grande désillusion (Fayard, 2003) a montré la légèreté avec la quelle les "rapports pays" sont commis, et dénoncé la technique du copier-coller : par imprudence ou désinvolture, on va parfois jusqu'à omettre de changer le nom du pays sur toutes les pages du rapport.
Aujourd’hui, ce sont les rapports « fabriqués » par les institutions internationales qui semblent bénéficier du crédit par les pouvoirs publics. Le rapport de la Banque mondiale sur le Maroc en 1995 fut le premier à déroger à la règle de la confidentialité. Commandité par le Roi Hassan II, il fur recommandé dans un discours royal à tous les Marocains de le lire, de le commenter, de le discuter et d'en tirer des leçons. Par la suite, les rapports internationaux se sont multipliés, abordant tous les sujets, faisant des préconisations en termes de stratégies, de politiques publiques, de plans d’actions dans tous les domaines économique, financier, social, humain.
Depuis quelques années, la donne semble avoir changé. Le Haut-Commissariat au Plan s’est emparé du processus de "fabrication" des rapports sur le Maroc, suivi par d’autres institutions constitutionnelles : le Conseil économique, social et environnemental, le Conseil supérieur de l'enseignement, l'Observatoire national du développement humain, etc.
Le « made in Morocco » en matière de production de données, d’analyse, de diagnostic, de prévision, de prospective, etc. commence à gagner en crédibilité nationale. Deux raisons : (i) la montée en qualité scientifique et méthodologique des travaux nationaux ; (ii) l’approche d’évaluation plus ou moins critique des politiques publiques adoptée par les rapports nationaux.
C’est, sans doute, le statut indépendant de ces départements vis-à-vis des pouvoirs publics qui leur octroie la légitimité de prendre le recul nécessaire à l'égard des politiques publiques mises en œuvre.
Le retour à la "préférence nationale" en matière de fabrication des rapports est une bonne nouvelle, l’exercice n’est cependant pas aisé. Trois conditions doivent être réunies : (i) conjuguer pluralité des institutions et cohérence des rapports fabriqués ; (ii) mettre en synergie approche fondamentale (savoir théorique) et démarche opérationnelle ; (iii) organiser, en amont et en aval de l’élaboration des rapports, le débat national et favoriser la délibération publique sur les problématiques traitées.
L’économie est un roman (27 Février 2014)
Il y a du roman dans l’économie, et il y a de l’économie dans le roman. Deux cas de figure : d’abord, la Fable des Abeilles de Mandeville qui a inspiré A. Smith, Keynes ; Marx et Robinson Crusoé de Daniel Defoe, l'économiste Yves Guyot et son roman L’enfer social (1882) sur la naturalisation de l’économie. Michel Foucault écrit dans Les Mots et les Choses : « Le roman devient l’herméneutique de la loi silencieuse des choses ».Il y a, ensuite,les romans de l’économie, les romans du capitalisme, de la crise. La maison Nucingen et Gobseck de Balzac;L’Argent, l’Assommoir, Germinal de Zola; Le rouge et le noir de Stendhal ; Les Faux-Monnayeurs de André Gide (Cf. sur ce point les travaux de Jean-Joseph Goux) ; The Big Money deDos Passoset, last but not least, le récit saisissant fait de la grande dépression de 1929 par de John Steinbeck dans son beau roman Les raisins de la colère n'est pas moins vrai que les analyses pertinentes d'un Veblen ou d'un Keynes.
L’économie augmentée. La Liste de l'économiste Naima Lahbil (elle a fait une thèse sur le foncier) est un roman qui restitue une "réalité augmentée". Un roman à thèse ou une thèse romancée. Tous les éléments d’une thèse sont là : la problématique socio-économique des bidonvilles (Karian Lesieur), la politique de recasement des populations, ses objectifs, les moyens de mise en œuvre (enquête, recensement, communication, conférences, etc.), réunions, les acteurs (le gouverneur, le Caïd, le Moquaddem, les architectes, les enquêteurs, les populations cibles, etc.). On y trouve aussi lesparamètres du "modèle" : 869 baraques, 1256 lots à attribuer (estimation initiale). 2379 logements et 2947 ménages (résultats du recensement). Que faire? Comment résoudre l'équation?
C’est là où Mustapha, un élu, entre en scène et avec lui le système de corruption. C’est là aussi où les irrationalités du "modèle" apparaissent : Fatima répond parfaitement aux critères requis, mais voilà qu’elle ne figure pas sur la "liste".
Fatima est une femme hors pair, c’est le héros positif du roman. Elle se bat bec et ongles, y compris contre le héros négatif de toute l’histoire, Aziz son propre mari. Elle ne baisse jamais les bras, elle invente des solutions, plutôt une demi-solution : « un demi lot, un demi poulet, un demi mari, une demi vie ». Et pour y arriver, elle est obligée de faire « un demi mensonge » (p. 140).
Naima Lahbil force la thèse, comme on dit force le trait : elle augmente la réalité et lui donne une incarnation romanesque (économie augmentée, économie incarnée) en décrivant les comportements et en injectant dans le roman de l’affect, celui des personnages d’abord (Fatima, Bouchta, les deux personnages principaux, puis Nadia, Khalid, Aziz le gardien de nuit dans un parking, Ayoub le fils qui ne fréquente pas l’école, etc.).
S’agit-il d'affects de personnages du roman ou de la sensibilité propre à l’auteur ? (Flaubert : « Madame Bovary c’est moi »). En effet l’auteur non seulement donne à voir, en filigrane, son expérience de pensée, son point de vue sur le sujet, mais elle révèle aussi ses sentiments, ses jugements de valeur sur les acteurs, décrypte leurs comportements, brosse un tableau sociologique ou psychosociologique des personnages clés. Elle utilise le scalpel pour pointer les contradictions des personnages, les mœurs, les travers, les rêves, les fantasmes, les petits secrets, etc.
La Liste fourmille de détails. Naima Lahbil traque le diable qui est dans les détails. Détails de comportements, fonctionnements culturels, biais psychosociologiques. Une description maniaque du bureau, des réunions, des tenues vestimentaires, des parfums, des fourmis sur la moquette d’une salle de conférences d’un grand hôtel (page 168), des toilettes (page 171, Bouchta note que, en sortant des toilettes, Khalid ne s’est pas lavé les mains), le gouverneur qui « tire de l’intérieur de sa veste la manche de sa chemise droite, trop longue, qui mord sur sa main » (page 218).
Une trame sociologique. Il y a dans La Liste une trame sociologique articulant plusieurs registres de ce qu’on pourrait appeler les « dualismes structurels » du Maroc : la lutte des classes, les riches/pauvres, les citadins/ruraux, les Fassis/autres, la reproduction sociale (Bourdieu), la violence symbolique (« le h du hmar, le h de sa hogra »), etc.
Bouchta est un « un enfant sauvé par l’école », « un rescapé du Douar Faraji ». Un peu cynique, un peu Julien Sorel, ambitieux, travailleur et honnête, mais qui n’échappera pas à ses origines sociales.
On trouve des développements intéressants sur le travail sociologique : l’enquête, ses techniques, le terrain, ses limites, les précautions prises (« Surtout, il ne faut pas prononcer le mot recensement. Vous travaillez pour la recherche », p. 112). On sent l’expérience du terrain de l’auteur.
Une morale de l’histoire ? C’est Nisrine Allama, une journaliste, quifait la synthèse page 212 : « Les bidonvillois sont partagés et ils refusent la corruption liée aux attributions ». Il y a ceux qui veulent déménager : « C’est en général ceux qui sont dans des baraques trop étroites, ou les nouveaux venus spéculateurs qui cherchent juste à revendre le lot attribué au plus vite et qui iront reposer leurs tôles ailleurs pour pomper, une autre fois, l’aide de l’Etat (…). D’autres, les plus anciens en général, souhaitent rester sur place. Ils ne veulent pas être renvoyés à la périphérie. Ils estiment qu’ils ont mérité la ville et qu’ils peuvent y rester. Mais c’est surtout les listes des attributaires qui posent problème. Elles auraient été établies sur la base d’un recensement éclair, mal ficelé et inutile, selon des critères fantaisistes. Ainsi certaines personnes sont inscrites sous plusieurs noms, des couples divorcent de manière fictive pour postuler doublement ! Tout cela est fait au su et au vu de l’Administration qui laisse faire, pire qui encourage ».
Récit plutôt que roman. Carnet de notes d’un chercheur ou d’un expert, Naima Lahbil en l’occurrence, dans le domaine de l’habitat social. Trop de thèses dans le roman, cela peut gâcher le plaisir. L’auteur est dans la plupart de ses personnages, pense et parle en leur nom (Fatima, Bouchta, Nisrine, notamment). Le niveau de langage est le même quelque soit le personnage : Fatima parle comme Bouchta, comme Nadia, comme Khalid, c’est-à-dire comme Naima Lahbil. On est loin du langage cru de Ali Zaoua (le film de Nabil Ayouch), de Casanegra ou de Zéro (de Noureddine Lakhmari). Exprimée en français, la violence des mots, des gros mots, se trouve atténuée, édulcorée dans La Liste.
Il y a beaucoup de dérision dans le livre. Naima se paie la tête de la plupart des personnages. Y compris des deux professeurs et de « leur bonhomie imbécile », à qui elle donne le surnom de Kachbal et Zeroual. Pour finir, on peut regretter les clichés qui se sont glissés, subrepticement, dans le roman.
Disparition (Samedi 18 Janvier 2014)
L’économiste Driss Araki vient de nous quitter, il s’est éteint à Paris jeudi 16 Janvier 2014. Enseignant à la faculté des Sciences juridiques, économiques et sociales de l’université Mohammed V-Agdal de Rabat, nombreux sont ses étudiants qui se souviennent de son cours d’épistémologie économique ayant donné lieu à l’ouvrage (coécrit avec M. Boulouiz et D. Khrouz) Economie politique. Eléments d’analyse (Editions Toubkal, Casablanca, 1991). Il a contribué à mettre en place, au cours de ces dernières années, un Master spécialisé en Economie de la santé à un moment où les questions liées à la santé en particulier et à la protection sociale en général commencent à occuper une place centrale au sein de la hiérarchie des politiques publiques au Maroc. Son passage au cabinet de Fathallah Oualalou, alors ministre de l’Economie et des Finances du gouvernement d’Alternance, n’a sans doute pas été sans lui faire prendre conscience de l’ampleur des « pénuries humaines », induites par une doxa économique faisant du social l’aval de la croissance et de la dépense publique une charge qu’il convient de comprimer afin de dégager les ressources nécessaires à l’investissement. Le Rapport du Cinquantenaire a montré les limites d’une telle « sophistique de généralisation » (J. S. Mill) et ses effets dévastateurs en termes non seulement de cohésion sociale mais aussi d’efficacité économique. C’est au cours de son expérience professionnelle au ministère des Finances que Driss Araki a pu conduire à bon port sa thèse de doctorat sur Les systèmes de retraite face au développement économique : quelles perspectives pour le Maroc ? (2004). Il m’avait fait l’honneur de faire partie de son Jury. J’ai pu apprécier, au-delà des qualités scientifiques de son travail et de la rigueur de ses analyses, l’éthique de conviction qui anime son argumentation en faveur d’une réforme profonde du système de retraite sans pour autant saper le socle que constitue le régime par répartition. Il faut lire, toutes affaires cessantes, cette thèse qui constitue aujourd’hui une référence incontournable pour mieux comprendre les enjeux de la réforme en cours. C’est l’engagement politique qui a guidé les pas de Driss Araki, sa vie durant. L’engagement était pour lui premier, consubstantiel à toute démarche se déployant dans le champ public et visant le bien commun et le vivre ensemble. C’est une part de cette valeur allégorique de l’engagement qui s’en va, aujourd’hui, avec lui.
L’intention scientifique de l’économie(Vendredi 01 Novembre 2013)
Roger Guesnerie a prononcé le lundi 28 Octobre 2013 à la faculté des Sciences juridiques, économiques et sociales de l’université Mohammed V- Agdal, Rabat une importante « leçon inaugurale » sur « Le savoir économique et les enjeux contemporains ».
J’ai introduit la conférence par un « mot de présentation » dont voici l’essentiel.
Dans un article publié dans la Revue d’économie politique (Vol. 106, N°6, 1996), Edmond Malinvaud s’est interrogé : “Pourquoi les économistes ne font plus de découvertes?”
Son successeur à la Chaire « Théorie économique et organisation sociale » au Collège de France, le professeur Roger Guesnerie, constitue sans doute, à maints égards, l’exception qui confirme la règle : il fait et continue de faire des découvertes.
Pour Roger Guesnerie, la science économique est un « savoir à intention scientifique ». Elle possède des instruments puissants d’observation des faits, d’abstraction et de formalisation de la réalité (les statistiques, les mathématiques, les probabilités, notamment) :
“Le seul moyen d’accès à une position telle que notre science puisse donner un avis positif pour de nombreux politiciens et hommes d’affaires repose sur des travaux quantitatifs. Aussi longtemps que nous ne serons pas capables de traduire nos arguments en chiffres, la voix de notre science, bien qu’elle puisse occasionnellement aider à éviter des erreurs grossières, ne sera jamais entendue par les praticiens. Ils sont tous, par instinct, économètres, du fait de leur incrédulité pour toute chose dont il n’existe pas une preuve exacte” (J.A. Schumpeter, « The Common Sense of Econometrics », Econometrica, vol. 1, 933, p. 12.)
Mais la science économique ne procède pas moins par “inférences interprétatives”, selon les termes de Malinvaud, notamment lorsqu’il s’agit de “problèmes économiques vécus ou de politiques économiques.”
L’économie n’est pas (ne peut pas être) assimilée à la science physique, car contrairement aux atomes sociaux que sont les individus, les agents, les atomes physiques n’ont pas de croyances et ne font pas de représentations. En économie, les croyances ça compte aussi.
L’économie pure (le modèle de Arrow-Debreu) est une économie de l’agrégation, du général, des faits stylisés. Scientifiquement, cette “altitude” ne pose aucun problème. Il faut juste (de temps à autre) « quitter l’altitude pour aller vers la vallée où il y a les villages », c’est-à dire où les faits sociaux sont singuliers, incertains, imprévisibles et imprédictibles. Il cite Léon Tolstoï : « les familles heureuses n’ont pas d’histoire. Mais il y a autant d’histoires que de familles malheureuses. »
Deux hypothèses emblématiques de la théorie économique ont été réexaminées, remises en cause, repensées de façon inédite, originale : la rationalité et les anticipations rationnelles.
Pour le conférencier le marché ne doit être ni idéalisé, ni diabolisé. L’analyse qu’il propose de la « pente spéculative » des marchés éclaire d’un jour nouveau le fonctionnement de l’économie à impulsion financière.
Cette position épistémologique “pragmatique” entre orthodoxie et hétérodoxie, ni orthodoxe ni hétérodoxe, à la fois orthodoxe et hétérodoxe est une position que j’oserai qualifier de « critico-éclectique. » Au plan méthodologique et épistémologique à la fois.
Dans la configuration méthodologique (et non épistémologique) que le Manifeste de 1933 a définie, Roger Guesnerie serait tout a fait à l’aise entre Keynes et Schumpeter.
Je voudrais terminer ce petit mot en rappelant que Roger Guesnerie a occupé la chaire Théorie économique et organisation sociale pendant plus de dix ans. Son séminaire, d’une grande exigence académique, pourrait constituer un véritable traité d’économie politique dans la pure tradition des grands classiques de la discipline. L’on apprend qu’une commande a été faite à R. Guesnerie par l’université de Harvard dans cette même perspective. La structure d’ensemble du séminaire se décline autour des chapitres suivants : la production, la consommation, les marchés (au sens l d’équilibres partiels marshalliens), le marché walrasien, la macro-économie (néo-keynésienne, lucassienne, nouveau-keynésienne. Le cours se clôture sur une série de problématiques majeures et de défis contemporains : l’Etat (Etat capturé, Etat bienveillant et omniscient), la crise, le changement climatique, le commerce international et les migrations. Et pour finir, le bien-être et le bonheur.
C’est sans doute dans cette dernière partie du programme de recherche de R. Guesnerie réhabilitant la « macro-économie du long terme » ou les “perpétuités économiques” (Keynes) et renouant avec la théorie du développement que les questions les plus importantes de ce côté –ci de la Méditerranée peuvent prétendre trouver des réponses pertinentes.
Eléments pour un « Manifeste de l’économie critique »/hommage à Driss Benali (Mercredi 6 mars 2013)
Combattre dans son époque. Driss Benali était une figure de l’intellectuel sartrien dont le principe est de « combattre dans son époque », et en tant qu’économiste il faisait partie d’une espèce aujourd’hui évanescente, voire en voie de disparition : les économistes critiques.
Un type d’hommage à Benali, qui le ferait sans doute sourire, est de continuer à cultiver l’illusion d’un retour de l’économiste critique.
Personnellement j’y crois : au sein de l’AMSE, nous sommes en train d’élaborer un texte dans cette perspective qui sera soumis aux collègues qui n’acceptent » ni l’ostracisme dont sont frappés les économistes critiques ni leur silence volontaire, encore moins leur euthanasie.
Pour un « manifeste de l’économie critique. » On peut partir du concept de gouvernance qui est devenu la « tarte à la crème » et est utilisé pour désigner plusieurs choses à la fois : un type de gestion économique fondé sur la transparence, la responsabilité, la reddition des comptes, une démarche éthique de gouvernement où le droit, les règles, les institutions, bref la politique ont tendance à céder la place à la morale, à la conscience des agents.
On le sait, le concept-valise est emprunté aux nouvelles théories de la firme (dans la lignée des travaux de R. Coase, de O. Williamson, etc. qui ont relâché très légèrement les hypothèses du modèle standard).
Comme beaucoup d’autres économistes critiques, Benali s’en est saisi pour dénoncer l’économie de la rente, les archaïsmes structurels, les phénomènes de corruption, de clientélisme, l’endogamie des élites, etc.
De quoi la gouvernance est-elle le nom ? A ma connaissance, au Maroc, à l’exception peut-être d’un article stimulant de Mohammed Naciri intitulé « De l’usage problématique d’un concept ambigu : la gouvernance est-elle une mystification ? » (Critique économique, n° 27, hiver printemps 2011), on n’a pas encore interrogé le concept de « gouvernance. » On ne s’est donc pas posé de question sur ce que les épistémologues appellent les conditions de production du concept, sur sa « traçabilité » et surtout sur sa portée performative, c’est-à-dire pratique, puisque « dire c’est faire » et que « avec des mots on peut faire des choses. » (Judith Butler, Exitable Speech. A Politics of the Performative, 1997, traduction par Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal, Le pouvoir des mots - Politique du performatif , Editions Amsterdam, 2004),
Michel Foucault utilise, quant à lui, le concept de « gouvernementalité » pour désigner l’ensemble des techniques et des dispositifs utilisés par l’Etat pour légitimer son pouvoir et asseoir sa domination sur la société. Ces « techniques » d’exercice de pouvoir, c’est la science économique moderne, standard ou néoclassique, qui les offre à l’Etat : les catégories statistiques, les modèles, les indicateurs, les concepts. L’économie au service de l’Etat qui assigne aux économistes le rôle de « fondés de pouvoir. »
Arme de la critique. Ces rappels pour dire qu’il y a lieu de retrouver l’arme de la critique, de réhabiliter la critique théorique et de la porter, au-delà des fonctionnements de l’économie, sur les concepts, les outils méthodologiques, les hypothèses, les axiomes, les bases de la formalisation, de la représentation, etc. Car la critique théorique est aussi performative et peut « se changer en force matérielle. »
Selon un dicton célèbre, il y aurait deux catégories d’économistes : ceux qui ne savent pas et ceux qui ne savent pas qu’ils ne savent pas. L’exemple de Benali en témoigne : considérant que les économistes critiques ne savent pas, les pouvoirs publics et les décideurs préfèrent de loin la seconde catégorie.
Disparition (23 Février 2013)
Encore une fois, en moins d’un mois, notre communauté est en deuil. Nous venons de perdre notre collègue Thami El Khyari dont la mort est survenue dans la nuit de samedi 23 Février 2013 à l’âge de 70 ans. Bien au-delà de la famille académique, c’est une grande perte pour notre pays.
Thami El Khyari faisait partie de la première génération des économistes qui ont contribué, dans les années 1970-80, à baliser le champ de l’économie politique au Maroc au double niveau de la formation et de la recherche universitaire. Des centaines d’étudiants, aujourd’hui enseignants/chercheurs, cadres de l’Administration et du privé, ont suivi ses cours dispensés à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de l’université Hassan II de Casablanca et à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II de Rabat. Spécialiste de l’agriculture, sa thèse de doctorat soutenue en 1985, porte sur « les structures agraires et le développement économique au Maroc. » Beaucoup se souviennent de la soutenance de sa thèse comme d’un moment exceptionnel témoignant d’un prestige et d’un attrait hélas bel et bien perdus de nos jours.
Publiée sous le titre ramassé et neutre de Agriculture au Maroc (Okad, 1995), avec une présentation de Samir Amin, sa thèse constitue une somme sur le sujet et une référence incontournable pour comprendre en profondeur la nature et l’évolution en longue période de l’agriculture marocaine. Procédant d’une démarche à la fois historique et structurelle, la thèse met l’emphase sur les limites que les fonctionnements idiosyncrasiques du « capitalisme domestique » marocain imposent, dès la période coloniale, aux structures agraires notamment et au rôle que l’agriculture eut pu jouer dans le développement national.
Cette approche, dans le droit fil de la littérature marxiste, demeurera présente, en creux, dans la réflexion de Thami El Khyari en dépit de l’implosion du discours de la gauche, ici et ailleurs, et l’offensive libérale à partir des années 1980. Pour lui la crise de l’agriculture marocaine n’est pas sans lien avec les changements ayant affecté la politique agraire, plus focalisée sur les objectifs de la modernisation de l'agriculture, et l’inertie des structures sociales dans le monde rural.
Economiste engagé dans la politique et politique engagé dans l’économie, Thami El Khyari laisse une œuvre de combat.
Disparition (Lundi 4 février 2013)
C'est avec beaucoup de tristesse que nous apprenons la mort de Driss Benali survenue dimanche 3 Février 2013 des suites d'une longue maladie.
Pour la communauté des économistes, cette perte est douloureuse.
Driss Benali fut non seulement un chercheur et un enseignant hors pair qui a marqué des générations d'étudiants marocains depuis les années 1970, mais il fut aussi un intellectuel engagé, un esprit libre et iconoclaste.
Ses interventions pertinentes et brillantes dans le champ public, loin des sentiers battus, ont contribué à éclairer le débat, à infléchir la décision publique, à faire bouger les lignes .
Au plan théorique, prenant acte des mutations profondes enregistrées depuis la fin des années 1980, au niveau à la fois national et international, ses travaux ont sensiblement évolué depuis sa thèse remarquable sur Le Maroc précolonial (SMER, 1983).
En revanche, ses prises de position, vigoureuses et roboratives, sont restées constantes et fermes sur les principes essentiels qui, selon lui, doivent former l'infrastructure institutionnelle du développement (liberté, transparence, concurrence loyale, bonne gouvernance, etc) permettant à notre pays d'en finir avec la corruption, l'économie de rente et le capitalisme voyou et/ prédateur.
Par ailleurs, il savait que ces principes, qu'il s'efforçait d'exprimer avec force et de défendre avec le talent et la verve qu'on lui connaissait, peuvent fonctionner à contre emploi s'ils ne sont pas articulés aux valeurs de justice et de solidarité.
Jusqu'au dernier souffle, l'économiste Driss Benali a défendu la société en l'exhortant à opposer sa résistance au pouvoir écrasant de la "gouvernementalité."
"Le style est le sentiment du monde" disait Malraux. Driss Benali était le style même. Dans l'ordre du discours, comme dans celui de la vie.
A quoi servent les économistes marocains? /2. Pour une approche compréhensivede l’économie nationale(20 Avril 2012)
Dans le Manifeste pour l’économie, la plateforme constitutive de l’Association marocaine de sciences économiques (Juin 2006), il est noté au point 12 : « Le rôle des économistes nationaux est aujourd’hui relégué au second plan, loin derrière celui des experts internationaux et des technocrates autochtones. Les premiers élaborent des modèles, établissent des diagnostics et formulent des recommandations. Il n’est pas un seul domaine, aussi stratégique soit-il, qui échappe à leur observation et investigation. Les seconds tentent, autant que faire se peut, d’appliquer les thérapeutiques préconisées par les premiers, de façon scrupuleuse et avec un souci d’efficacité digne d’un bon élève. Il n’y a dans cette description nul schématisme, les traits sont dans la réalité nettement plus prononcés. Toutefois, l’implication des économistes nationaux, aussi résiduelle soit-elle, n’est pas moins présente dans les rapports des cabinets et des experts internationaux : ils alimentent les diagnostics en termes de données et d’analyses, laissant aux autres le soin de mettre au point les « matrices des recommandations » et de fixer les objectifs à poursuivre en matière de politiques publiques. Encore une fois, le problème est moins dans l’origine de cette « littérature » ou dans l’ordre discursif et doctrinal que dans l’opportunité politique de la démarche ainsi que dans les effets ayant trait à la définition de choix nationaux et au principe de légitimité des politiques se référant au registre technocratique. »
L’argument avancé par les pouvoirs publics en faveur de la « préférence internationale » en matière de « conseil et d’expertise » semble dicté par un souci purement « pragmatique » : l’appel aux cabinets internationaux serait susceptible d’assurer aux programmes élaborés les moyens nécessaires à leur mise en œuvre : moyens financiers, techniques, managériaux, etc. Voire, le choix relèverait d’une démarche de type marketing : « vendre le Maroc ».
On pourrait opposer à l’argumentdes pouvoirs publics que, sur le plan de l’efficacité de la démarche, les investissements étrangers n’ont de véritable impact que s’ils répondent à l’exigence du développement du pays, qui implique des choix stratégiques, des choix correspondant aux besoins de la population.
Mais limitons le problème au terrain strict de la méthode et observons le mode de production de la connaissance, la connaissance de l’économie marocaine en l’occurrence.
Expertiser n’est pas comprendre et l’idée selon la quelle « nul besoin d’être César pour comprendre César » peut s’avérer tout à fait fallacieuse lorsqu’il s’agit de choix publics et stratégiques spécifiques à un pays comme le Maroc qui ne peut être réduit un laboratoire pour expérimentations randomisées. Pour mieux comprendre une société il faut, comme le souligne Max Weber (Economie et société, 1922), un minimum « d’empathie » avec un pays, son histoire, ses enjeux, ses représentations, etc.
L’avantage de l’approche compréhensive, qui n’est pas l’apanage des chercheurs nationaux, réside dans la prise en compte des spécificités et des idiosyncrasies, culturelles par exemple, pour produire une connaissance pertinente. Seule une approche empathique peut déboucher sur une analyse « idiographique » combinant,outre la description, le compte rendu factuel et comparatif, la prise en compte de l’intérêt national, tout l’intérêt national, rien que l’intérêt national.
Souvent l’expertise étrangèreutilise l’argument économiciste et formaliste pour accréditer ses recommandations auprès des responsables politiques. Le rapport entre économie et politique a été élucidé par Adam Smith, à la suite d’Aristote (Ethique à Nicomaque) qui considère la politique comme la « première des sciences », devant utiliser « les autres sciences » y compris l’économie. Les catégories de bienveillance, de sympathie et d’engagement ont, dans la Théorie des sentiments moraux (1759), un rôle important dans la détermination de l’action.
Sur un plan plus général, les limites de la rationalité économique dans sa version radicale, néo-classique, paraissent plus nettes lorsqu’on observe le comportement de l’homo oeconomicus « en société », une fois ce dernier soumisauxpréférences des autres, subissant les contraintes liées à la vie collective. Cet idiot rationnel , qui est «à vrai dire un demeuré social » (A. Sen, Ethique et économie, PUF,1993), un calculateur sans affects (A. Damasio, Spinoza avait raison, O. Jacob, 2003), s’évanouit dès lors qu’est pris en compte, non pas un « classement de préférences unique et multifonctionnel » mais un répertoire complexe et hiérarchisé de préférences à la fois éthiques et subjectives : « les premières doivent exprimer ce que l’individu préfère (ou, plutôt, préfèrerait) en fonction des seules considérations sociales ou impersonnelles, et les secondes doivent exprimer ce qu’il préfère en réalité, que ce soit en fonction de ses intérêts personnels ou de tout autre critère » (Harsanyi, 1955, cité par Sen, 1993, p. 107).
Faisant dans les années 1960 un bilan de la « sociologie coloniale », Abdelkébir Khatibi (Bilan de la sociologie au Maroc, 1912-1967, Publications de l’Association pour la Recherche en Sciences humaines) a montré le rôle joué par les travaux de Michaux-Bellaire, de Charles Le Coeur (1903-1934)n de Robert Montagne (1893-1954) , etc. dans l’orientation de la politique du Protectorat. On pourrait tenter une analyse similaire des descriptions économiques de René Hoffherr (L’économie marocaine, Sirey, 1932) de Colliez (Notre protectorat marocain, Rivière, 1930), de André Sayous (Annales d’histoire économique et sociale, 1931), de Antoine Reynier (La Banque d’Etat du Maroc, Thèse Lyon 1925), de Nataf (La banque et le crédit au Maroc, Geuthner, 1929), etc. pour constater les biais liés à l’ethnocentrisme des modèles et des idéaltypes.
Les travaux récents sur « l’héritage colonial » font ressortir les différentiels de développement en fonction du type de « dépendance du chemin » au cours de la période coloniale. Le sujet mérite d’être revisité par les économistes marocains.
Au Maroc, si l’on excepte les années 1960 où les économistes se voyaient confier, par le politique, la tache d’élaborer les plans de développement (Plan Quinquennal 1960) et d’éclairer les décisions stratégiques du pays (décrochage de la monnaie, industrialisation, réforme agraire), la tendance générale est à l’ignorance, à la dépréciation et à l’exclusion.
Dans les années 1980, les économistes se sont essayés au jeu de l’opposition au PAS, une opposition vigoureuse, mais dénuée de fondement théorique, donc sans effet.
De l’opposition on est passé dans les années 1990 à la résistance passive, puis, pour d’aucuns, à la reddition et à la conversion au mainstream.
« Pourquoi les économistes n’ont-ils pas pu prévoir la crise ? » s’interrogeait la Reine d’Angleterre.
On pourrait, en paraphrasant la Reine, s’interroger pourquoi les économistes marocains n’ont-ils pas prévu leur crise d’influence?
A quoi servent les économistes marocain? /1 . Ouvrons le débat, camarades ! (11 Avril 2012)
Il est une « connaissance commune » au sein de la « communauté » des économistes marocains : leur discours est quasi inaudible des pouvoirs publics, leurs travaux sont superbement ignorés et lorsque, par inadvertance, leurs analyses tombent dans l’oreille d’un prince, elles sont dans le meilleur des cas remisées au fond d’un tiroir, offertes à la « critique rongeuse des souris. »
J’ai mis le mot communauté entre guillemets à bon escient. Car tout le problème est là : les économistes marocains ne forment pas une « communauté de pratique », au sens qu’en donne le management du savoir, c’est-à-dire « un regroupement informel d’individus ayant en commun un domaine de spécialisation donné » impliquant un « partage des connaissances » et dont « la nature organique », « spontanée » et « autonome » rend ses membres « réfractaires aux ingérences » (Wenger et Synder, « Des communautés de pratique. Le nouvel horizon organisationnel », in Le management du savoir en pratique, Paris, Editions d’Organisation, 2003).
L’Association marocaine de sciences économiques (AMSE) a, dès sa création en juin 2006, affiché cette perspective, plus ontologique que corporatiste. Une perspective qui ne va pas de soi, mais qui se tisse au fil d’un processus lent et laborieux de constitution du champ disciplinaire, d’élaboration des règles de fonctionnement de la recherche, d’établissement de routines propres au domaine scientifique (controverse, critique, citation, validation, etc.).
Tout ce qui a été investi jusqu’à présent en termes d’animation scientifique, bien qu’ayant coûté une dépense exceptionnelle à nombre de collègues, demeure, disons-le, encore bien en deçà de la « masse critique » requise pour pouvoir baliser le périmètre de la discipline économique dans notre pays, rendre visible la figure de l’économiste marocain et audible sa voix, prendre au sérieux sa contribution à l’éclairage, à défaut de formation, de la décision publique dans les domaines qui sont ses actifs spécifiques et relèvent strictement de ses compétences. Le chemin est encore long et, comme dit le poète, ce n’est pas le chemin qui est difficile, mais c’est le difficile qui est le chemin.
L’AMSE en appelle à un débat général sur les économistes et sur leur discipline. Ce débat c’est à nous tous qu’il incombe de l’ouvrir, de l’équiper, de l’organiser et de le conduire à terme vers le triple objectif de l’émergence de la « communauté de pratique » des économistes, de l’affirmation de leur magistère dans l’analyse des problèmes économiques du pays, de la légitimation scientifique de leur contribution à l’élaboration des politiques de développement national.
Il s’agit de s’interroger sur la « valeur », absolue et relative, assignée à la recherche et aux chercheurs en sciences économiques dans notre pays, notamment par les pouvoirs publics, les conditions d’exercice de la recherche scientifique, les effets pervers liés aux dérives de l’expertise et de la consultation privées, les rapports asymétriques, voire de domination, entre chercheurs nationaux et étrangers, l’effet d’éviction exercé sur les universités nationales par la « préférence internationale » et le recours systématique et exclusif des pouvoirs publics aux institutions internationales et aux cabinets privés pour élaborer des politiques économiques, etc.
Au lieu de s’en prendre, dans une posture victimaire qui n’est pas à certains égards inconfortable, aux pouvoirs publics désignés comme le bouc émissaire, réel ou imaginaire, ouvrons le débat autour de la question : à quoi servent les économistes marocains ?
Trois séquences peuvent être proposées :
- Une séquence réflexive sur la recherche en économie « dans tous ses états » (situation, organisation, fonctionnement, principes, conditions, statut, règles et normes, problèmes, relations entre chercheurs, entre ces derniers et les pouvoirs publics, place de l’expertise internationale et/ou privée dans l’élaboration des politiques publiques nationales, etc. …
- … pouvant être couronnée par l’organisation d’une session thématique lors du « Forum marocain des sciences économiques » (Rabat, 15 et 16 juin 2012) …
- … et devant aboutir, in fine, à l’élaboration d’un « Code d’éthique» organisant la « vie » (fonctionnement et relations internes et externes) propre à la communauté des chercheurs dans le domaine des sciences économiques.